Esker : Liberté, égalité, agilité

En modifiant la méthode de travail dans ses services, notamment celui de R&D, c’est un véritable pari sur l’avenir que l’éditeur lyonnais de logiciels Esker a initié en 2011. Un virage indispensable à sa "survie", entrepris dans un secteur en perpétuelle évolution, et qui repose sur l’organisation agile. Une méthode qui exige l’engagement de l’ensemble des collaborateurs et suscite son lot d’interrogations.
Jean-Jacques Bérard, vice-président R&D d'Esker, entouré de ses équipes.
Jean-Jacques Bérard, vice-président R&D d'Esker, entouré de ses équipes. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Chaque matin, le même rituel. Aux 6e et 7e étages d'un immeuble du 6e arrondissement de Lyon, par équipes de sept personnes, les employés du service recherche et développement d'Esker, éditeur de logiciels de dématérialisation de documents, se réunissent pour 15 minutes de "stand-up".

Un moment au cours duquel chacun expose ce qu'il a fait la veille, ce qu'il fera dans la journée et les obstacles qu'il rencontre. Une dizaine de petits groupes se forment ainsi, répartis sur le plateau, ouvert en open space. Debout, en arc de cercle, face à un tableau blanc sur lequel sont inscrits leurs noms, ceux des clients et les tâches à réaliser, les développeurs prennent la parole. Autour d'eux, un personnage clé, le "scrum master".

Créativité

Élu par l'équipe, il occupe le rôle de facilitateur et coordonne cette courte réunion, sans pour autant porter la casquette de chef. Il est associé à un "product owner" (autre fonction essentielle) qui écrit des "stories" (des histoires, soit des tâches à réaliser), et les hiérarchise selon leur valeur. Ensuite, les équipes disposent de 15 jours pour les mettre en œuvre dans un rythme "soutenable". Débute alors la phase de "sprint". Puis ces mêmes équipes présentent leur résultat lors d'une "review", avant que le produit ne soit disponible et livré au client. Enfin, une dernière réunion dite "rétrospective", véritable "cérémonie du scrum master", est l'occasion de faire un bilan des jours écoulés, au cours duquel se dégagent des axes d'amélioration.

Un cérémonial précis, très codifié avec ses anglicismes, difficilement compréhensible au demeurant mais scrupuleusement suivi, qui permet "à une entreprise du logiciel d'être plus créative, réactive et d'impliquer davantage ses équipes", soutient Jean-Jacques Bérard, vice-président recherche et développement d'Esker.

Rapidité

Un mode de management qui porte un nom : "l'agilité". Et une méthode que l'entreprise aux 380 salariés met en pratique depuis 2011 au service R&D, puis au support technique (en 2015), et enfin, plus récemment, au sein des ressources humaines.

"Lorsque nous avons lancé nos produits en mode Saas (logiciels installés sur des serveurs distants plutôt que sur la machine de l'utilisateur, NDLR), nous devions faire évoluer notre méthodologie interne et avions besoin de coller aux besoins du marché. Avec l'agilité, nos équipes peuvent mettre à jour les logiciels tous les 15 jours, contrairement à l'époque où nous lancions une nouvelle version par an", reconnaît le frère du pdg, Jean-Michel Bérard, le plus convaincu des bienfaits de l'agilité au sein de l'entreprise et à l'origine de son application en interne.

"J'ai enfin trouvé la solution que je cherchais depuis dix ans", se satisfait-il. Une "révélation" née à la lecture des travaux déclinés au secteur du logiciel de Ken Schwaber et Jeff Sutherland dans les années 1990, mais aussi grâce à l'exemple du puissant éditeur américain de CRM Salesforce, qui a basculé en organisation agile dès 2008.

Hiérarchie

Cependant, le concept général de l'agilité est plus ancien. Apparue au milieu des années 1980 dans les universités japonaises, la philosophie de l'agilité repose sur l'utilisation de l'intelligence collective de l'ensemble des collaborateurs et des clients dans le développement du projet. Elle apporte davantage de pragmatisme, casse les silos, dégage un surcroît d'autonomie pour les salariés, favorisant la mixité, mais aussi améliore la productivité et renforce la réactivité aux demandes des clients. "L'agilité n'est autre que du bon sens, de la confiance, de la bienveillance et de la communication non-violente", résume Camille Combier, 31 ans, qui définit son rôle de scrum master comme celui visant à "faire un choix lorsqu'il se présente" sans pour autant "occuper le rôle de supérieur", précise-t-il.

Car avec l'agilité, finis les managers et chefs de projet : la hiérarchie est supprimée, même si les directions restent toutefois maintenues. "Agilité ne veut pas dire liberté totale. Le cadre rigide demeure, à l'intérieur duquel une forme de liberté est possible", nuance Jean-Jacques Bérard.

Chaque matin, les collaborateurs se réunissent pour 15 minutes de "stand-up". (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Autonomie

Chez Esker, la méthode a d'abord été testée pendant six mois au sein du pôle recherche et développement (employant près de 70 personnes aujourd'hui), avant d'être définitivement adoptée dans ce service, puis déployée au sein d'une partie des autres depuis peu. "Nous avons procédé par étapes, en essayant, car il était inconcevable de tout changer en une seule fois", rappelle Jean-Jacques Bérard. Delphine Champouillon, 47 ans, a connu l'avant et l'après, après une pause entre 2006 et 2015 durant laquelle elle a quitté l'entreprise pour une autre activité.

"Lorsque je l'ai réintégrée, j'ai découvert que les réflexes n'étaient plus les mêmes qu'auparavant. Il a fallu apprendre les codes et les rituels de l'agilité, mais l'adaptation s'est faite rapidement. Désormais, il nous revient de régler, ensemble, les problèmes et de trouver les solutions, de nous autogérer sans supérieur direct, souligne la salariée travaillant au service support. Ce fonctionnement est encourageant et les journées sont plus dynamiques."

"Dans les autres entreprises, quelqu'un vous dit quoi faire et comment. Ici, nous devons décider du comment", explique Camille Combier.

Productivité

Sur le plan de la productivité, l'agilité appliquée au secteur du logiciel apporterait une meilleure réponse aux besoins des clients, mais surtout améliorerait la façon de travailler, en étant en phase avec le marché.

"Nous pouvons ajouter très régulièrement des briques supplémentaires aux produits, corriger des bugs rapidement et sortir de nouvelles versions facilement. Nous fonctionnons ainsi en mode startup, précise Jean-Jacques Bérard. Notre finalité consiste à faire mieux, en testant des fonctionnalités, en étant plus réactifs que proactifs. Les modèles du passé ne sont plus adaptés à notre domaine. L'adaptabilité doit être permanente : c'est une notion de survie."

Cependant, il s'avère pour lui difficile de mesurer quantitativement la productivité de ses équipes. "Nous ne disposons pas d'outils de comparaison avec notre précédent modèle, reconnaît le vice-président, mais nous le constatons grâce à la satisfaction clients, au volume des ventes, au nombre de « stories » réalisées ou encore d'incidents réglés." Des observations similaires sont faites par le service support. "Notre organisation s'est améliorée. En outre, nous avons optimisé la performance des relations entre les équipes du support technique et celles du développement", remarque Laura Millie, 25 ans.

Embauches

La direction d'Esker, si convaincue par l'organisation agile, a décidé de dupliquer le modèle au sein de deux autres services qui pouvaient sans mal l'adopter, celui du support et des ressources humaines, début 2016. Conquise par la méthode, Laura Millie s'est d'ailleurs engagée avec d'autres à l'appliquer aux RH, avides d'appliquer la démarche.

L'équipe d'Esker

Laura Millie, Jean-Dominique Sauzeau, Camille Combier et Delphine Champouillon. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

De longue date, l'entreprise rencontre en effet des difficultés à recruter des talents. "Il est plus difficile pour Esker de trouver un collaborateur qu'un client", reconnaît Jean-Michel Bérard. La méthode agile a donc été la solution adéquate.

"Et les bénéfices sont au rendez-vous, se félicite Annick Challancin, directrice des ressources humaines. Nous enregistrons deux fois plus de candidatures de développeurs qu'en 2015."

La méthode ? "Retravailler l'annonce de l'offre d'emploi avec les développeurs eux-mêmes, en évitant notamment le formalisme et le corporatisme." Les employés peuvent aussi intervenir au cours du processus de recrutement. Ainsi avec l'agilité appliquée aux ressources humaines, Esker entend embaucher une cinquantaine de profils qui lui font défaut aujourd'hui.

Perturbations

Passer d'un modèle de fonctionnement classique à une démarche plus innovante implique naturellement un bouleversement des habitudes, un engagement total et une adaptation des collaborateurs concernés, impulsée par une direction convaincue et motrice du changement - l'ensemble des directeurs a été formé aux valeurs de l'agilité.

"Elle requiert principalement une grande ouverture aux autres. La communication est essentielle entre tous, mais peut provoquer quelques perturbations au départ", reconnaît Jean-Dominique Sauzeau, développeur depuis neuf ans.

Une évolution qui crée son lot d'inquiétudes, d'interrogations, voire parfois de tensions - "mineures", au dire de la direction. L'agilité demande une faculté d'adaptation et exige une conviction personnelle. "On peut ainsi demander des comptes à ses collègues. Cela impose de toujours demeurer dans la mesure, le modèle agile n'étant pas un schéma naturel", estime Delphine Champouillon. "Lors de la prise de décision, reconnaît-elle, il est plus simple de se référer à un manager qui tranche, comme nous en avons eu l'habitude. Chez nous, la décision relève de l'ensemble de l'équipe." Camille Combier la rejoint :

"Succès ou échec, il s'agit d'un travail d'équipe. Certes, cela est moins confortable que lorsque vous dépendez d'un supérieur hiérarchique. Mais c'est tellement plus motivant et enrichissant."

Ceux pour qui l'adaptation est difficile ou à qui le modèle ne correspond pas finissent alors par quitter l'entreprise. Ce qui a déjà été le cas.

Jean-Michel Bérard - pdg d'Esker

Jean-Michel Bérard, pdg d'Esker. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Généralisation

"La clé de l'agilité, et donc de l'une des réussites de l'entreprise, c'est d'offrir davantage de plaisir à travailler ensemble", préfère mentionner Jean-Michel Bérard, pdg de l'entreprise aux 58,5 millions d'euros de chiffre d'affaires réalisés en 2015. "Nous mobilisons le meilleur de nos talents. Cela constitue un levier de motivation et d'implication", complète son frère.

Et si l'agilité fonctionne à ce jour à certains niveaux, l'entreprise ne l'a pourtant pas déployée à tous ses étages. La démarche serait ainsi plus fastidieuse à mettre en œuvre, tel du côté du service commercial, "ne serait-ce que sur la problématique des rémunérations variables". Néanmoins, Jean-Jacques Bérard croit à son déploiement plus large dans les années à venir, l'objectif étant de pouvoir généraliser et systématiser les comportements agiles. "Il s'agit alors de franchir une nouvelle étape : celle de l'entreprise libérée."

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