Patrick Molle et l'EM LYON, un grand tour et puis s’en va

Début mai, il était brutalement débarqué d’EMLYON qu’il dirigeait depuis seize ans, et s’apprête à prendre les rênes de France Business School. Manager et stratège contestés, “politique” controversé et entrepreneur reconnu, son bilan “lyonnais” en fait-il l’architecte idoine de ce regroupement d’écoles supérieures de commerce ? Enquête, au moment où l’établissement d’Ecully veut “tourner la page”, notamment d’une gouvernance obsolète.

Sur le papier, les chiffres impressionnent. 7 000 étudiants, 170 professeurs permanents dont 103 enseignants docteurs, un réseau de 30 000 anciens et un budget de 65 millions d'euros, qui positionnent le regroupement des ESC d'Amiens, de Brest, de Clermont-Ferrand et de l'Escem Tours-Poitiers, parmi le cénacle des business schools françaises. Erigée à la hâte, finalement délaissée par l'ESC Pau qui, à quelques encâblures de la présentation officielle, a préféré rallier le tandem Bordeaux Ecole de management/Euromed - le directeur de l'établissement palois, depuis en arrêt maladie, se serait opposé à sa tutelle consulaire -, cette réunion baptisée France Business School, opérationnelle le 1er janvier 2013 et appelée à s'étendre à d'autres enseignes, constitue la riposte à un contexte défavorable : soutenir la compétition française et internationale - recrutement de professeurs, innovations technologiques, partenariats étrangers, concurrence universitaire… - exige une taille critique et des financements dont les petits établissements sont dépourvus. Surtout lorsqu'ils émanent des chambres consulaires. Bref, la naissance de FBS répond d'une contre-offensive qui, là encore sur le papier, ne manque pas d'intérêts. Y compris péda­go­giques, même si dans ce domaine les annonces - mêlées de poncifs - ne sont ni révolutionnaires ni véritablement singulières?et ne pourront être jugées qu'à l'aune de leur application : "former des managers entrepreneuriaux", s'inspirer de la philosophie des "Compagnons du devoir", in fine "revenir aux fondamentaux de la Grande Ecole française" sensibles à des formes autant "traditionnelles qu'innovantes" d'apprentissage, à l'alternance, à l'accompagnement par les professionnels, au "développement de la personne", aux matières connexes - sciences politiques et humaines, art, philosophie…

Lourds chantiers

Restera à traiter les écueils qui ne manqueront pas?de se dresser : réussir le recrutement des promotions ; lisser la hiérarchie entre campus issue de l'histoire des établissements ; faire vivre une gouvernance inédite, dite "à parité", entre les CCI, mais aussi à plusieurs étages - conseil d'administration, conseil d'orientation stratégique, comité exécutif, directions de pôles et de campus - et à ce titre alambiquée ; protéger l'enseigne de possibles pressions consulaires exhortant à servir en premier lieu l'intérêt du territoire et des PME locales… Dans ce domaine, les déclarations du président Isidore Fartaria lors de la conférence de presse inaugurale du 22 mai - en l'absence remarquée du futur directeur général Patrick Molle, officiellement "toujours en mission" pour EMLYON dont en réalité il avait été débarqué trois semaines plus tôt libéré de son préavis - n'auront pas été de nature à totalement rasséréner ; ainsi, ce plombier de formation et fondateur de la société Titel circonscrivit strictement au nombre "d'élèves recrutés" et à celui "de diplômés en emploi" la vocation du nouvel établissement, avant de s'égarer dans de nébuleuses considérations sur les "chefaillons" qui, "mal formés au management", provoquent des "arrêts de travail?dramatiques pour les caisses de la sécurité sociale"…

Oiseau rare

Mais c'est aux plans social et managérial que l'enjeu s'avère le plus épineux. L'obligation de rationalisation des coûts, véritable motivation originelle de ces quatre écoles elles aussi soumises à l'érosion des ressources traditionnelles, interroge la gestion des doublons, triplons et… quadruplons ; l'artisan de FBS et président du conseil d'administration de l'Escem, François Duvergé, la promet "sans aucun licenciement" et la fonde sur les départs à la retraite non remplacés. Sera-ce suffisant ? La réallocation des postes, la nouvelle répartition des responsabilités, et la création à Paris d'une tutelle regroupant à terme une quinzaine de dirigeants et de collaborateurs recrutés à l'extérieur - "nous ne disposons pas en interne des compétences pour assurer les fonctions transversales : DRH, directeur financier…", concède François Duvergé - et lestant substantiellement le budget de fonctionnement, s'annoncent acrobatiques. Y compris pour sanctuariser l'autonomie et l'initiative dans chaque campus. Quant au basculement vers le statut de droit privé des salariés relevant du statut consulaire, là encore le chantier devrait être complexe, même s'il s'appuiera sur le volontariat. Bref, le directeur général de FBS devra déployer des talents à la fois d'entrepreneur, de manager, et de politique. Patrick Molle, en poste à partir de septembre, est-il cet oiseau rare ?

Bilan ambivalent

Directeur général d'EMLYON de 1996 à son éviction, brutale, début mai, après la publication d'une interview par l'agence de presse AEF faisant état de son implication, déjà ancienne, dans le projet FBS pour le compte duquel il confiait apporter d'importants investissements, Patrick Molle présente un bilan contrasté. Et sensible, si l'on en juge d'une part aux refus de l'intéressé, de la direction d'EMLYON, et du président de la CCI de Lyon de s'exprimer, d'autre part à l'anonymat exigé par la plupart des témoins interrogés. Politique, il l'a été pour serpenter avec succès et pendant si longtemps dans les dédales du microcosme politicien local et dans les méandres d'une Chambre consulaire lyonnaise infectée par la guerre Medef - CGPME et parfois tentée de confiner l'établissement à son périmètre territorial. Ses volte-faces, sa gestion, au mieux "habile" au pire "manipulatoire", des rapports de force, sa capacité à tirer profit d'une gouvernance défaillante et inadaptée aux enjeux - cf. rapports de l'Aeres (janvier 2011) et de la Chambre régionale des comptes (juin 2012, lire p.39) - qui lui assurait d'exercer son mandat de manière solitaire voire "autocrate" et de se rendre "indispensable" auprès de chaque partie prenante, n'auront pas servi "que" son intérêt : "Celui de l'école en a aussi bénéficié", reconnait-on aujourd'hui au sein du corps professoral. Lequel, il y a un an, fomentait toutefois une fronde massive à l'issue de laquelle celui qui en cristallisait l'objet annonçait son départ pour l'été 2012.

Climat délétère

Cette "révolution de palais" consacrait une défiance à l'égard d'un management contesté et d'une stratégie estimée par les détracteurs décousue et erratique. Patrick Molle, observe-t-on parmi les enseignants, depuis quelques années s'était peu à peu "replié", s'était "isolé" des cercles étudiant, professoral ou administratif, peinant à mettre enœuvre un organigramme interne efficient et délégatoire, multipliant les chantiers jugés pour certains "aventureux", "dispendieux", "inappropriés", ou simplement "incertains". "Un foisonnement d'initiatives mais une application "à la hâte" qui a pu manquer de rigueur, de structuration, de profondeur, de constance", résume un professeur. Citées notamment : "l'obsession chinoise" et l'occultation d'autres opportunités, notamment québécoises ; le refus de déménager l'établissement soit à Gerland pour le lier à l'ENS - "le mariage avec le fleuron des sciences "dures" et humaines aurait constitué un excellent positionnement différenciant", considère un expert en stratégie - soit à la Doua pour l'immerger dans le campus scientifique?villeurbannais ; une ambition anglo-saxonne au détriment de l'appropriation, par Lyon, de son école vedette ; une stratégie à l'égard du PRES de Lyon oscillant entre sécession et indifférence ; une insuffisante contribution du corps enseignant aux débats publics et scientifiques ; une culture "maison" et une conception de la "chose économique" "dont le particularisme humaniste?s'est peu à peu érodé" ; un rapprochement avec Centrale Lyon, dénommé Yin Yang, séduisant et cornaqué par un pilote - Pierre Soudan - plébiscité, mais dont le déploiement interroge voire balbutie depuis que le projet a été retoqué au titre des IDEX (Initiatives d'excellence) susceptibles de mobiliser le Grand Emprunt ; une politique et une gouvernance de la recherche à l'efficience contrastée... L'envergure des ambitions de Patrick Molle pour l'école a-t-elle démesurément enflé au fur et à mesure qu'il vivait une surestimation de lui-même, comme le soupçonne l'un des piliers du corps enseignant, régulièrement confronté à cette dissymétrie chez ses interlocuteurs entrepreneurs ?
Cette distorsion de lisibilité, les détracteurs la correllent à une personnalité "peu stratège et peu visionnaire", davantage portée sur des "coups" que son profil et son expérience de "marketeur" et de "communicant" surent habiller généreusement. Cette faculté "opportuniste", cette habileté à orchestrer, "surtout à son avantage", les intérêts des différentes parties prenantes, sa conception particulière de la transparence, lui permirent également de faire barrage entre les administrateurs - fort peu présents lors des séances - ou la tutelle consulaire et le corps social, autant administratif que professoral, usé par un management pour le moins… ferme, voire "violent". Avec à la clé, d'une part "la peur chronique, pour les plus exposés, de perdre leur emploi", rapporte l'un des prestataires stratégiques de l'établissement, d'autre part, constate l'ancien président du conseil d'administration Dominique Nouvellet, "un turn over éloquent. Mais que faire ? Patrick Molle appliquait un exercice solitaire du leadership et refusait tout dialogue, tout contre-pouvoir. Nous l'avons laissé trop seul". Le fondateur de Siparex, auteur d'un courrier explicite publié dans le rapport de la Chambre régionale des comptes, avait plaidé, "en vain", pour refondre la gouvernance - voire les statuts, le support juridique étant une association loi 1901, AESCRA - et l'articuler autour d'un conseil de surveillance et d'un directoire "auquel auraient enfin participé les représentants des principaux absents : les professeurs".

Entrepreneur

Reste, au bilan de Patrick Molle, des "circonstances atténuantes", et surtout une énergie entrepreneuriale qui a enraciné l'école dans un positionnement qui la distingue sur l'échiquier français et européen. Circonstances atténuantes à l'aune des nombreuses vicissitudes politiques, institutionnelles, consulaires, syndicales, mais aussi "culturelles" - notamment un corps enseignant indépendant et difficile à soumettre aux injonctions ou aux aggiornamento - se dressant comme autant d'embûches et d'obligations de compromis dans l'exercice de ses mandats. Viscéralement attaché à l'établissement auquel, concède-t-on, il s'est "dévoué sans retenue", son isolement et les manifestations contestées de son tempérament ont pu également résulter d'un différentiel d'implication ressenti à l'endroit d'une partie de son environnement, enseignant, administratif ou tutélaire. Quant à la dynamique entrepreneuriale, incontestée, il l'a exprimée en qualité autant de "catalyseur" des actions engagées par les équipes que d'orchestrateur de ses propres initiatives.?Centre de recherches, incubateur, World Entrepre­neurship Forum… Au sein du corps professoral, on reconnaît qu'il "a eu le talent et le flair stratégique de réaliser cette synthèse et de faire de l'entrepreneuriat l'ADN et l'élément différenciant de l'école", qu'il a su "responsabiliser sur l'existence des contraintes internationales et sur l'obligation de moyens à engager pour composer avec elles", qu'il est parvenu "parfois à enthousiasmer et à entraîner", ou encore qu'il "a fait indubitablement grandir l'école et consolider le sentiment de fierté". Des satisfecits - toutefois tempérés par la Chambre régionale des comptes qui décèle dans la prépondérance de cette culture entrepreneuriale l'une des causes de la déficience de gouvernance et de l'insuffisante reconnaissance académique - auxquels le nouveau président du conseil d'administration Bruno Bonnell joint une "excellente gestion. On peut reprocher beaucoup à Patrick Molle ; en revanche la prudence et la qualité de sa gestion ont assuré la pérennité de l'établissement". De quoi conditionner les progrès substantiels dans les classements internationaux : 5e Programme Grande Ecole en Europe (Financial Times), un MBA 15e en Europe d'après The Economist, et même une place de dauphin au palmarès Challenges 2012 des Ecoles de commerce en France. De quoi justifier également un traitement annuel, en 2008 d'au moins 263 935 euros (montant de la contribution de la CCI selon le rapport de la Chambre régionale des comptes de juillet 2010) ?

Interrogations

Alors, Patrick Molle "l'homme providentiel" pour FBS ? Si le consortium consulaire espérait en premier lieu un manager diplomate, la question risque d'être de nouveau posée. S'il recherchait avant tout un architecte et un bâtisseur capables d'inscrire le projet dans une identité entrepreneuriale et une dynamique internationale, il était difficile de trouver mieux. Reste une inconnue : la manière dont l'intéressé gérera la multiplicité des rapports de force entre établissements et CCI constitutifs, et s'accommodera des contraintes administratives inertielles peu compatibles avec son ambition et son tempérament. Pour l'heure, et ses déclarations des derniers mois l'illustrent, il a tourné la page EMLYON. "La réciprocité est tout aussi exacte", réplique l'un des ténors du corps enseignant. Lequel attend avec impatience, espérance, mais aussi interrogations - eu égard à son parcours de polytechnicien et de spécialiste en météorologie et climatologie -, la prise de fonction de Philippe Courtier, jusqu'alors directeur de l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées. Les urgences ne manqueront pas. En premier lieu juguler la vague de départs d'enseignants réputés et la difficulté à en attirer de nouveaux, cette dangereuse concordance devant générer à terme d'importantes répercussions financières. Mais aussi restaurer un climat social, une gestion et une communication internes sévèrement épinglés par la Chambre régionale des Comptes. Ou encore, comme y exhorte cette dernière, reconsidérer le modèle économique "alors que la situation des quatre derniers exercices, très favorable, semble ne pas pouvoir durer à court terme". Pour lui aussi, il n'y aura pas de période d'état de grâce.



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