Social business : le tournant

L’essor, depuis une décennie, de l’entrepreneuriat social contribue à insuffler des valeurs d’humanisme et de solidarité dans l’économie. Loin du phénomène de mode, portée par une nouvelle génération d’entrepreneurs, l’innovation sociale se professionnalise, bâtit des passerelles avec l’économie « classique », et tente d’inventer un modèle hybride entre ESS, secteur privé et secteur public. L'heure est à disqualifier les derniers sceptiques et pour cela à faire définitivement la preuve de sa « performance » économique et financière.
Photo d'illustration

L'économie sociale et solidaire, phénomène de mode ? Affirmer cela reviendrait à ignorer l'une des plus grandes tendances entrepreneuriales de ces dix dernières années. En effet, le secteur de l'ESS (qui regroupe l'ensemble des entreprises constituées sous forme d'associations, de coopératives, de mutuelles ou de fondations et dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d'utilité sociale) a récemment franchi le cap des deux millions de salariés en équivalent temps plein, soit 10,5 % des emplois en France (source CNCRES - Panorama de l'ESS 2015).

Avec 2,37 millions de salariés répartis dans 221 000 établissements, l'économie sociale et solidaire représente désormais près de 14 % de l'emploi privé. Particulièrement dynamique, le secteur embauche plus que la moyenne : sur la période 2008-2013, l'emploi y a progressé de 0,8 % par an contre un recul de 0,2 % dans le reste de l'économie. « Les chiffres de l'ESS sont fortement impactés par les champs bancaires et mutualistes qui sont d'importants pourvoyeurs de PIB », relativise toutefois Guillaume Moutet, chargé de mission chez Alter'incub Rhône-Alpes, incubateur d'innovation sociale implanté en région lyonnaise.

Entreprendre face à la crise

L'économie sociale et solidaire existe depuis près de deux siècles. Elle n'est donc pas un sujet « à la mode ». En revanche, ce qui est réellement nouveau et contribue à en faire un secteur d'activité à part entière, c'est l'essor, depuis une dizaine d'années en France, de l'entrepreneuriat social. « Pour moi, c'est une évidence : un changement de paradigme est en train de s'opérer », analyse Léna Geitner, directrice et fondatrice de l'incubateur lyonnais d'entrepreneurs sociaux Ronalpia.

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« J'ai obtenu mon baccalauréat en 2007, explique la jeune femme de 26 ans. Ma génération a grandi avec la crise financière et la crise écologique. Nous avons envie de croire en demain et personne d'autre ne le fera à notre place. L'acte d'entreprendre constitue l'un des outils les plus efficaces pour répondre à ces enjeux. »

André Dupon, président du Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), dresse le même constat :

« La nouvelle génération n'a entendu parler que de la crise. Ces jeunes sont un peu « rincés ». Ils cherchent à donner du sens à leur action car la crise économique est aussi une crise morale du modèle dominant. L'ESS constitue pour eux un appel d'air dans la mesure où l'alchimie entre performance économique et intérêt général permet de replacer l'entreprise sous le contrôle de la conscience. »

À cela s'ajoute le fait qu'« avec la baisse du niveau des aides publiques, il a fallu chercher de l'argent sur les marchés, ce qui a contribué à abolir les frontières entre business et social ».

« Coming out » professionnel

Mais l'essor du secteur ne relève pas seulement d'une question de génération. Elle est le fruit d'une prise de conscience généralisée.

« Je n'ai jamais reçu autant de magnifiques CV de gens qui ont coché toutes les bonnes cases dans leur parcours (classe préparatoire, grande école, postes à responsabilités, etc.) et qui, à un moment donné, se disent : « Et maintenant ?, observe Arnaud Mourot, co-directeur d'Ashoka Europe, premier réseau mondial d'entrepreneurs sociaux. L'entrepreneuriat social se développe sur la base de la reconnaissance que les enjeux de société sont toujours plus rapides et complexes, et que les systèmes tout-État ou tout-business ne suffisent plus. »

André Dupon note lui aussi que de nombreux cadres ayant derrière eux de belles carrières dans le privé font leur « coming out » professionnel et recherchent le moyen de s'épanouir dans leur travail loin de la pression actionnariale.

Trop entrepreneurs, ou pas assez

Les profils des nouveaux entrepreneurs sociaux sont variés. « On est loin de l'image des militants en tongs et poncho », plaisante Léna Geitner. L'actuelle promotion hébergée par l'incubateur Ronalpia compte des porteurs de projets âgés de 23 à 62 ans, « des gens profondément conscients des grands enjeux, et aussi des profils d'entrepreneurs qui acceptent de prendre des risques pour une motivation dictée non par le gain mais par l'impact social. » Prêts à accepter un salaire moins élevé et à considérer l'argent comme un moyen et non une fin, ces entrepreneurs sociaux ne versent pas pour autant dans la pure philanthropie et maîtrisent pour l'essentiel les codes de l'économie de marché.

Léna Geitner

Léna Geitner a créé l'incubateur Ronalpia, spécialisé dans l'économie sociale et solidaire. (Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Un entre-deux parfois difficile à assumer selon Léna Geitner :

« En France, les gens qui n'entrent pas dans les cases mettent mal à l'aise. Nous sommes souvent considérés comme trop entrepreneurs pour les associations et pas assez pour les entrepreneurs classiques. Nous sommes des funambules. C'est pourquoi nous essayons d'apporter la preuve par l'exemple des deux côtés. »

Et cela porte ses fruits puisque le Medef Lyon-Rhône figure parmi les premiers partenaires de l'incubateur.

« Il faut travailler sur la complémentarité du business et du social plutôt que de les opposer, affirme Arnaud Mourot. Si l'objectif premier est l'impact social, le modèle économique est un moyen. »

Chaire d'entrepreneuriat social

Pour le co-directeur d'Ashoka Europe, « l'entreprise sociale est une nouvelle façon de répondre aux problèmes de société, mêlant esprit d'entreprendre et dimension d'innovation. Il s'agit davantage d'un état d'esprit que d'une forme juridique ou d'un modèle économique. »

Signe des temps, cet état d'esprit propre à l'ESS a pris une place croissante dans les cursus des écoles de commerce. C'est le cas de l'Essec, qui a créé dès 2002 une chaire dédiée, à l'image de ce qui se pratiquait déjà aux États-Unis. Elle accueille environ 25 élèves chaque année. « Il s'agit de l'une des chaires les plus sollicitées par les étudiants », souligne Camille Auchet, directrice d'Antropia, l'incubateur social de l'établissement fondé en 2008 afin d'accompagner les jeunes diplômés porteurs de projets. Mais il s'est ensuite ouvert aux entrepreneurs de toute l'Île-de-France. Antropia accueille actuellement 30 projets.

« De plus en plus, les étudiants conçoivent leur vie professionnelle comme le moyen d'être en cohérence avec leurs valeurs, constate Camille Auchet. Je pense qu'aujourd'hui, ils éprouvent une certaine désillusion vis-à-vis des politiques et des pouvoirs publics pour répondre aux défis de société. »

Afin de répondre aux demandes des étudiants en matière d'économie sociale et solidaire, l'Essec a lancé trois Moocs sur le sujet. Autre détail révélateur : l'école compte désormais dans son corps enseignant autant de professeurs en entrepreneuriat social qu'en entrepreneuriat classique. Des passerelles se sont d'ailleurs progressivement tendues entre les deux matières.

« Notre objectif avec les cours d'entrepreneuriat social n'est pas tant de convaincre ceux qui le sont déjà, mais d'infuser certaines valeurs auprès des autres, résume Camille Auchet. Nous cherchons à former des professionnels qui comprennent les langages de l'ESS, du monde public et des entreprises classiques afin qu'ils deviennent des bâtisseurs de ponts entre ces trois mondes. »

Modèles hybrides

La maturité du secteur de l'ESS se traduit également par sa structuration progressive autour d'incubateurs (désormais une trentaine en France), de structures d'accompagnement, de fonds d'impact investing et d'acteurs comme Bpifrance qui propose des financements dédiés. En 2014, l'État a également créé le label « La France s'engage » qui a déjà soutenu 62 lauréats à hauteur de 25 millions d'euros et doit mobiliser au total le double de cette somme à l'horizon 2017.

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Mais selon Guillaume Moutet, le financement et l'accompagnement de l'innovation sociale, bien qu'ils aient évolué positivement ces dernières années, n'en sont encore qu'à leurs prémices. Le chargé de mission d'Alter'incub Rhône-Alpes déplore notamment le manque ou l'absence d'ouverture de certains dispositifs (crédit impôt recherche, statut de jeune entreprise innovante, etc.) à l'innovation sociale.

Arnaud Mourot Ashoka

Pour Arnaud Mourot il faut réussir à inventer un "modèle hybride entre ESS, secteur privé et secteur public".

Reste qu'en se structurant et en se professionnalisant, le secteur de l'économie sociale et solidaire multiplie les occasions d'interagir avec les entreprises traditionnelles. Progressivement, les frontières s'estompent.

« Les entreprises classiques regardent aujourd'hui l'ESS avec moins de compassion, se réjouit André Dupon. Une complicité s'installe, des échanges commerciaux et des joint-ventures voient le jour. On se regarde beaucoup moins en chien de faïence qu'auparavant. Les deux secteurs sont appelés à se parler, à se respecter, à se confondre. Cela dit, l'ESS n'a pas non plus vocation à se substituer au modèle dominant. »

Constant & Zoé est un des nombreux exemples de ce rapprochement entre l'ESS et l'économie classique. Cette start-up fondée en 2015 par Sarah Da Silva Gomes est spécialisée dans la confection de vêtements adaptés pour les jeunes en situation de handicap. Accompagnée par Ronalpia, la petite entreprise travaille déjà avec les enseignes Promod et les Galeries Lafayette. « L'ESS tend à ne plus être cloisonnée et je souhaite que les entreprises sociales soient, demain, des entreprises tout court », espère la jeune dirigeante.

« Se rapprocher d'une entreprise classique peut permettre de bénéficier de sa force de frappe, ajoute Arnaud Mourot. Nous pourrions par exemple imaginer de distribuer des produits de première nécessité grâce à la logistique d'un groupe comme Coca-Cola. C'est ce genre de modèle hybride entre ESS, secteur privé et secteur public qu'il faut réussir à inventer. Seul, un acteur ne peut résoudre un problème. On est obligé de combiner les approches. C'est le grand enjeu de la décennie à venir. »

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