Quand la France se rêve en nation de chercheur-entrepreneur

De chercheurs, ils sont devenus entrepreneurs. Une transition impulsée par la loi Allègre de 1999, mais aussi par la création de sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT). Enquête sur ces profils atypiques, qui permettent aux innovations de quitter la paillasse, et qui contribuent au rayonnement universitaire et entrepreneurial français, même si des barrières restent à lever.
(Crédits : DR)

Avant de monter CTI-Biotech avec son associé Colin McGuckin, Nico Forraz n'a pas emprunté le parcours classique de l'entrepreneur. Le début de sa carrière, il l'a plutôt passée en blouse blanche dans des laboratoires, de l'université de Londres jusqu'à la Nasa. Au Texas, il est chargé de modéliser le système sanguin immunitaire "car les astronautes ne sont pas immunisés sur mars". Mais à leur retour en Angleterre, le duo de chercheurs a un déclic : "C'est à ce moment que nous avons envisagé de monter notre propre société." Pour plus de liberté, mais aussi pour répondre à cette "notion d'utilité". En 2009, ils décident de créer leur structure à Lyon, d'où Nico Forraz est originaire. Une démarche qu'ils ne regrettent pas : l'entreprise, en croissance, réalise un chiffre d'affaires de 650 000 euros.

Impulsion législative

Si le duo n'est pas un cas isolé, c'est que la donne a changé depuis une quinzaine d'années. Le statut officiel de "chercheur-entrepreneur" a été instauré par la loi Allègre de 1999, portant notamment sur la valorisation de la recherche publique. Cette date marque un tournant pour les chercheurs issus du public. Ils sont depuis autorisés à participer en tant que dirigeant ou associé à la création d'une société. Démarche impossible auparavant. Un essaimage qui commence à porter ses fruits : "Cette vision d'une recherche noble opposée à des entreprises associées au CAC 40 existe. Mais il est d'un autre temps", souligne Nico Forraz.

Selon le rapport de Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin publié en février 2017, et effectué à la demande de Thierry Mandon, secrétaire d'Etat à l'enseignement supérieur et à la recherche, entre 2000 et 2015, la commission de déontologie a étudié 1571 dossiers de chercheurs souhaitant bénéficier de ce statut, soit une moyenne de 98 dossiers par an. Un bilan quantitatif "en-deçà de ce que l'on pourrait attendre" qui "ne reflète pas toute la réalité du transfert aux entreprises des résultats de la recherche publique", indique le rapport. De fait, "l'exploitation des travaux issus de la recherche publique est souvent effectuée par des entreprises déjà existantes, notamment via la concession de licences d'exploitation." Ce chiffre ne prend pas non plus en compte les jeunes docteurs, qui ne sont pas entrés dans la fonction publique.

L'essor de ces "doubles casquettes" a été notamment porté par les pouvoirs publics dans l'idée de relancer la compétitivité française, mais aussi de maintenir la compétence industrielle, "afin que les laboratoires ne deviennent pas seulement des pouponnières de projets inutilisés", comme l'indique Florence Agostino-Etchetto, directeur général de Lyonbiopôle. De plus, dans des secteurs comme les biotech - les plus répandus quand il s'agit de transfert technologique - l'idée est que "l'ensemble des développements contribuent à améliorer la santé de chacun, qu'ils ne restent pas sur les étagères", poursuit-elle. Aussi de plus en plus de passerelles sont mise en place.

Le conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté a dans ce sens lancé en 2009 le statut de jeune chercheur-entrepreneur. Depuis cette date, 4,5 millions d'euros ont été investis pour financer le parcours du jeune chercheur, qui en parallèle de son doctorat poursuit un master à l'IAE de l'Université de Bourgogne en management administratif des entreprises. "Le but est de créer une dynamique", explique Jean Guzzo, vice-président de l'université de Bourgogne délégué  à la valorisation de la recherche et aux liens avec le monde économique.

Les SATT, le tinder pour chercheur et entrepreneur

Mais ce sont surtout les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT), lancées dans le cadre du Programme Investissements d'Avenir (PIA), qui structurent l'ensemble. Au sein de la région Auvergne-Rhône-Alpes, on compte notamment les SATT Linksium à Grenoble ou Pulsalys à Lyon-Saint-Etienne. L'objectif de ces organisations est multiple. Elles professionnalisent la valorisation de la recherche publique, en proposant des formations aux chercheurs qui souhaitent quitter la paillasse : "Nous travaillons sur le business modèle ce qui leur permet de mûrir leur vision du transfert", explique Carole Silvy, directrice maturation et transfert chez Linksium. Une fois cette première étape franchie, ces incubateurs-accélérateurs spécifiques assurent l'accompagnement du chercheur qui souhaite développer son innovation - souvent de rupture.

"Dans 95 % des cas, les chercheurs ayant une idée finissent par collaborer avec les entrepreneurs", souligne Agnès Savigner, responsable accompagnement des startups au sein de la SATT Pulsalys.

Peu nombreux sont les chercheurs qui prennent la direction du projet entrepreneurial. A ce titre, le rapport de Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin établit que dans la majorité des cas, les avis favorables pour le statut de chercheur-entrepreneur sont pour le concours scientifique d'un chercheur (80,3 %), puis pour la création d'entreprises (16,2 %) et enfin dans 3,5 % des cas, il s'agit de participation au conseil d'administration ou de surveillance d'une SA. Une typologie nationale qui se retrouve également au niveau local.

Si certains chercheurs sont encore réfractaires à cette porosité entre les deux mondes, académique et entrepreneurial, ce rapprochement n'est pourtant pas inédit. Des complémentarités existaient déjà. "La recherche que nous réalisions nous amenait déjà à travailler avec le monde industriel. Nous devions par exemple développer des contrats de thèse, rechercher des collaborateurs, etc.", souligne Nico Forraz. Certains chercheurs n'ont cependant pas hésiter à reprendre des formations pour appréhender les codes du business.

Relever les challenges de ces "deep tech"

Pour Carole Silvy, "la collaboration entre chercheur et entrepreneur double les chances de succès du transfert de technologies." Ces diverses compétences associées permettent de relever les challenges de ces "deep tech", le nom associé à ces startups issues de la recherche. Autrement dit, pour la plupart elles proposent des produits ou services à base d'innovations de rupture. Or, selon une récente étude publiée par le Boston Consulting Group et l'organisme Hello Tomorrow, elles doivent faire face à des problématiques spécifiques, à commencer par le financement. Les délais de mises sur le marché sont longs, à cause du besoin de recherche et développement. De fait, les besoins en capitaux sont plus importants. Or, pour les startups "deep tech", 45 % des financements proviennent du secteur public contre seulement 26 % aux Etats-Unis. Les compétences d'un entrepreneur mature, avec de l'expérience sur ces questions de levées de fonds, peuvent s'avérer donc essentielles pour la survie de la jeune pousse.

Selon le business models de ces jeunes structures, certaines peuvent regarder avec attention un adossement possible auprès d'un grand compte. Une évolution que souligne l'étude du Boston Consulting Group : pour que ce secteur se développe, le rôle des entreprises est primordial. Ils sont "les seuls partenaires potentiels capables de répondre aux besoins des startups, qu'ils soient techniques, industriels, commerciaux et humains", explique dans un article de La Tribune Philippe Soussan, co-auteur de l'étude et directeur associé au Boston Consulting Group.

Mais tout chercheur n'ira pas aussi loin dans la démarche et peut faire le choix de valoriser sa recherche via les licences d'exploitation. "Le retour n'est pas seulement financier. Collaborer avec les industriels permet d'orienter la recherche vers ce qu'attend le marché. Cette démarche est nourricière, même pour le laboratoire", explique Agnès Savigner. Des avancées donc, et des modèles hybrides qui naissent, afin, pourquoi pas un jour, de faire de la France une nation confirmée de chercheur-entrepreneur.

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