Demain, tout et tous uberisables ?

La société du salariat, fondée pour répondre au besoin de protection et de mutualisation du risque au sein de l'entreprise, vit une mutation fondamentale, qui a pour nom uberisation. Sa généralisation est-elle plausible ? Est-elle seulement souhaitable ? Comment normaliser le phénomène ? Cette nouvelle donne, tour à tour vantée et vilipendée, fait figure de nirvana ou d'épouvantail. Analyse, alors que le secrétaire d'Etat chargé des Transport, Alain Vidalies, reçoit ce lundi à 10h l'ensemble des plateformes VTC comme Uber, ainsi que les chauffeurs, afin de trouver une solution au conflit qui s'envenime depuis jeudi.

Publié le 15/11/2016. Actualisé le 19/12/2016.

Aux États-Unis, lors de la campagne présidentielle qui a vu la victoire de Donald Trump, un enjeu, attendu, a pesé sur les débats : celui de l'uberisation du marché de l'emploi et, plus avant, des modes de vie. Outre-Atlantique, les travailleurs indépendants représentaient déjà jusqu'à 44 % de la population active en 2014, selon l'OCDE - un tiers d'après d'autres observateurs. En France, ils seraient 7 %. Un chiffre qui devrait doubler d'ici à 2020, projette l'OCDE, et concerner ainsi près d'un actif sur sept dans l'Hexagone. À plus long terme, le phénomène pourrait même devenir majoritaire.

"3,5 millions d'emplois seront supprimés en France"

L'uberisation, un néologisme que l'on doit à Maurice Lévy, Pdg de Publicis, caractérise, "à l'image de startups comme Uber, le bouleversement des schémas de l'économie traditionnelle et l'irruption violente de nouveaux acteurs qui se posent comme intermédiaires entre les consommateurs et les prestataires de services grâce à l'écosystème numérique", explique Bruno Teboul, vice-président du cabinet de conseil en nouvelles technologies Keyrus, enseignant-chercheur à Paris-Dauphine et auteur de l'ouvrage Ubérisation = économie déchirée ? (éditions Kawa, 2015).

Ce mouvement, amplifié par le boom des applications mobiles et des réseaux sociaux, propose "une approche servicielle d'excellence, efficace, ergonomique", souligne-t-il.

À première vue donc, il s'agit d'un progrès pour le consommateur, qui trouvera à portée de clic des prestations meilleures et moins chères. Selon Grégoire Leclercq, fondateur de l'Observatoire de l'ubérisation, également président de la Fédération des auto-entrepreneurs, cette "transformation de la chaîne de valeur" permise par l'existence de ces plateformes numériques représente "un levier commercial et un axe de développement très intéressants". À condition que les modèles législatifs, fiscaux et sociaux parviennent à évoluer de concert.

Car l'uberisation ne signifie pas uniquement la transformation des modes de consommation, mais également celle des modalités du travail. Et le changement s'annonce brutal. L'économie des plateformes, régie par des algorithmes, dope l'automatisation et induit une destruction massive d'emplois. "D'ici à 2025, 3,5 millions d'emplois seront supprimés en France à cause de la numérisation totale de l'économie", pointe Bruno Teboul. À cet horizon, plusieurs études prédisent même jusqu'à 47 % d'emplois en moins dans les pays les plus industrialisés.

Travailleurs indépendants

Dès lors, certains considèrent aujourd'hui obsolètes les théories de l'économiste autrichien Joseph Schumpeter, qui avait prédit une croissance cyclique et de grandes vagues de "destruction créatrice" lorsque l'innovation prend le pas sur l'ancien modèle, rendant caduques des métiers et en inventant une foule d'autres dans le même temps.

Désormais, "nous assistons à une disruption destructrice, estime Bruno Teboul.

L'uberisation est en fait la dernière évolution du capitalisme contemporain, l'incarnation d'un capitalisme de prédation. Les uberisateurs sont des entreprises relativement jeunes, qui bénéficient de levées de fonds astronomiques. Elles détruisent plus de valeur qu'elles n'en créent, car elles sont survalorisées (cotées ou non en Bourse) alors qu'elles perdent de l'argent et possèdent une masse salariale très faible grâce à l'automatisation et la robotisation".

Si l'usage extensif de logiciels permet bien la réduction des frais structurels, c'est d'abord le recours aux travailleurs indépendants, garants de leur propre outil de travail, qui fonde ce mode de fonctionnement. Il correspond ainsi à "de nouvelles formes de management, de captation du travail, donc d'exploitation", pointe le sociologue Patrick Cingolani, directeur du Laboratoire de changement social et politique à l'université Paris-Diderot, auteur de Révolutions précaires - essai sur l'avenir de l'émancipation (La Découverte, 2014).

"Il faut prendre en compte cette marchandisation de la vie privée et sa puissance corrosive, en termes d'espace et de temps de travail, estime le chercheur. Non seulement l'uberisation, en tant qu'intermédiation, engendre une dérégulation du social et une déresponsabilisation de l'entreprise, avec l'absence de protection sociale garantie aux travailleurs, mais elle encourage par ailleurs l'exacerbation de la convocabilité du travailleur."

Uber

C'est tout l'enjeu de la question de la "notoriété" : en se basant sur les notes attribuées par les clients aux prestataires, les plateformes proposent une évaluation immédiate du service et prétendent jouer la carte de la transparence.

Or "posséder un algorithme pour un patron est bien différent d'une relation avec un supérieur hiérarchique" avec qui il reste admis de négocier, estime Patrick Cingolani. En effet, Uber ne licencie pas "ses" chauffeurs, mais les "désactive" sans recours possible lorsqu'ils ne satisfont plus les paramètres du système informatique. "La place du GPS a également rendu le contrôle du travailleur extrêmement puissant. Cette machine disciplinaire offre une vue surplombante à l'employeur derrière une apparente horizontalité. Cela renforce la concurrence entre les travailleurs et l'idéologie sous-jacente de performance", souligne Patrick Cingolani.

Économie collaborative

Au-delà de ses indéniables effets pervers, la systématisation du modèle Uber est-elle réaliste ? Selon Olivier Ezratty, consultant spécialiste du numérique, auteur du blog Opinions libres et du Guide des start-ups, Uber constitue un "cas extrême de ce genre de disruption", car il s'appuie simultanément sur plusieurs facteurs : une "insatisfaction généralisée" des consommateurs vis-à-vis du système classique de services, une "récurrence de l'usage", un apport en capital-risque exceptionnel dans l'histoire des startups américaines et un "effet globalisé" découlant d'une offre homogène et uniforme à travers le monde. Or cette "combinaison parfaite" est loin d'être applicable à tous les métiers, notamment ceux qui seraient aujourd'hui sur la sellette : les cols blancs - experts comptables, avocats, médecins (lire encadré).

Par ailleurs, l'économie des plateformes numériques ne peut pas être réduite à l'uberisation. L'autre facette de la désintermédiation est celle de l'émergence de l'économie collaborative, dont découle une activité moins onéreuse sans pour autant être low-cost, plus qualitative et plus souple sans pour autant s'exempter de tout cadre. "La révolution digitale correspond au passage d'une économie du bien à celle de la donnée, d'une économie de la possession à celle de l'usage, explique Pascal Terrasse, député PS, auteur en février 2016 du Rapport sur le développement de l'économie collaborative. Elle ne crée rien de nouveau, mais massifie et industrialise des pratiques qui existaient déjà."

Le Bon Coin ou les sites de services à la personne qui pullulent sur le web remplaceraient ainsi les petites annonces scotchées sur le comptoir de la boulangerie de quartier, et Blablacar serait l'avatar contemporain de l'auto-stop. "Il s'agit d'une évolution irréversible, estime l'élu. Mais l'économie numérisée ne doit pas se développer hors-sol. Elle doit s'adapter à la légalité et à la fiscalité de chaque pays, et contribuer à la charge publique. Il n'y aurait pas de Blablacar sans routes construites par la collectivité !"

Et c'est l'encadrement de l'économie collaborative qui permettrait l'épanouissement de l'économie du partage, une organisation de pair à pair, de groupes d'individus à groupes d'individus, amenés à créer un bien commun et transcender la notion de marchandisation, à l'image de l'encyclopédie libre Wikipédia. Or pour que cette "société des communs" basée sur les "proconsommateurs" (la contraction de producteurs et consommateurs) soit fiable, elle doit avant tout normaliser son recours aux travailleurs indépendants, qui jouissent aujourd'hui de droits sociaux bien en deçà de ceux des salariés.

"Nous appelons à une convergence des droits, au-delà de la couverture maladie universelle et des allocations familiales, pour garantir par exemple l'accès au crédit et au logement", souhaite Pascal Terrasse.

Autres préconisations de ses travaux : la standardisation de la rupture de la relation de travail et l'institution du droit à la déconnexion, afin d'établir "un rapport de confiance dans le lien de subordination", explique le député.

Dépasser les logiques sectorielles

Pour encadrer cette inéluctable flexibilisation, et parvenir à susciter dans le même temps la création de richesses et l'émancipation des travailleurs, l'économiste Hélène Timoshkin, du cabinet Astérès, prône quant à elle une réforme de la formation professionnelle, plus poussée encore que celle engagée par le compte personnel de formation (CPF).

"Aujourd'hui, le mouvement d'obsolescence des connaissances est très fort. Il abolit les distances et les accès, considère-t-elle. Le travail n'est plus linéaire, il tend à davantage d'autonomie. Il faut privilégier la notion d'actif à celle de salarié ou de travailleur indépendant."

Un employé qui, quel que soit son statut, verrait son accès facilité à une formation continue améliorée, par et pour les nouvelles technologies.

Et cette homogénéisation devra dépasser les logiques sectorielles, juge le sociologue Michel Wieviorka, co-auteur de Travailler au XXIe siècle, des salariés en quête de reconnaissance (Robert Laffont, 2015) :

"Les réflexions sont nombreuses par domaine d'activité. Or, elles doivent d'abord s'ancrer au niveau territorial. Le grand enjeu réside dans la capacité des territoires à gérer l'entrée massive du numérique dans la vie quotidienne. Comment circuler entre le virtuel et la connaissance interpersonnelle ? L'échelle de l'intercommunalité me semble pertinente."

C'est exactement ce périmètre qui a été choisi pour porter le projet de Plaine Commune, en région parisienne, dont l'un des instigateurs est le philosophe Bernard Stiegler, directeur de l'Institut de recherche et d'innovation, auteur de L'Emploi est mort, vive le travail ! (avec Ariel Kyrou, Fayard/Mille et une nuits, 2015). Ce laboratoire à ciel ouvert regroupant neuf communes du nord-est de l'Île-de-France œuvre à la création d'un espace expérimental de développement basé sur la coopération et la solidarité entre des populations de tous horizons sociaux et professionnels. Leur point de rencontre : une géographie commune ; leur credo : le partage du savoir.

"Nous pensons que le numérique est porteur d'une économie de contribution. L'industrie a suscité une prolétarisation généralisée, c'est-à-dire une perte de savoir. Aujourd'hui, la société du logiciel libre permet de nouveaux types de relations, une redistribution naturelle des rapports sociaux", explique Bernard Stiegler.

Ce modèle précurseur pourrait in fine se baser sur un revenu contributif généralisé, à l'image du système imaginé pour les intermittents du spectacle : "Il nous faut à terme inventer une macro-économie fiable, solvable, mais avant tout rendre possible le développement de la "capacitation" : ne plus avoir de pratiques standardisées, mais promouvoir le savoir collectif, conçu pour et transmis par des plateformes numériques", prévient le philosophe.

Ce qui permettrait d'échapper à la "société hyper spécialisée, hyper professionalisée" que dénonce Bernard Benattar, psychosociologue du travail et fondateur de l'Institut européen de philosophie pratique. "Il faut redévelopper de la confiance et de la responsabilité. Mais ce n'est pas seulement une histoire morale, c'est aussi une histoire d'occasions", pointe ce dernier. Il s'agirait ainsi, pas à pas, de "réinstituer du pouvoir d'agir, de réinventer la notion de tiers et de retrouver une valeur
d'hospitalité globale"
.

En somme, tisser une "solidarité de proximité" capable de dépasser la fin de l'État-Providence et les effets néfastes de la mondialisation. Pour Bernard Stiegler, cette révolution de l'esprit est aujourd'hui "vitale pour l'Europe". Et pourrait préfigurer une nouvelle ère des Lumières, dont les États-Unis ne manqueraient sans doute pas, à quelques siècles d'intervalle, de s'inspirer.

Au tour des cols blancs
La comptabilité est par excellence un "métier facilement intermédiable et automatisable", estime Olivier Ezratty, spécialiste des technologies numériques. En effet, la saisie et la vérification des comptes peuvent facilement être réalisées par des logiciels. Conséquence : les métiers du chiffre vont devoir "créer plus de valeur ajoutée, c'est-à-dire évoluer vers plus de consei", en creusant la veine de l'expertise financière. Les médecins, comme les avocats, devraient eux aussi voir leur métier évoluer sous la pression de l'uberisation, car "la robotisation peut être très puissante lorsque le corpus intellectuel d'un métier est très vaste", relève Olivier Ezratty. Un logiciel sera capable de compulser la jurisprudence ou un ensemble de traités médicaux plus rapidement et plus efficacement qu'un œil humain. À l'aide de fonctions avancées, cela pourra aller jusqu'à l'automatisation de la recommandation d'un acte juridique ou d'une prescription. Un pas que les clients des plateformes telles CMA-Justice ont déjà franchi, mais qui semble encore inenvisageable pour nombre de patients au sujet de leur santé.

Les femmes, premières victimes ?
L'impact de l'uberisation serait particulièrement néfaste pour les femmes, selon Marie-Agnès Barrère-Maurisson, sociologue spécialiste de la famille et de l'emploi, auteure de Travail, famille : le nouveau contrat (Gallimard, 2003). "Historiquement, les femmes ont souvent été aux marges du salariat, avec des carrières discontinues. Elles n'ont souvent disposé que des miettes du travail masculin qualifié." Conséquence : elles seront en première ligne face aux nouvelles formes d'atomisation de l'emploi. Si la flexibilisation n'est pas mauvaise en soi, estime la chercheuse, le développement intensif du télétravail constitue un leurre : "Il soulève le problème de la conciliation avec les impératifs familiaux dans un même espace. Et cet enchevêtrement peut être une source de stress considérable."

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Commentaires 2
à écrit le 20/12/2016 à 9:56
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Le souci aujourd'hui, ce n'est pas tant le travail indépendant en lui-même, qui réclame certes un encadrement législatif plus protecteur, mais surtout: - le décalage entre ces travailleurs indépendants peu protégés et des salariés et fonctionnaires ...

le 20/12/2016 à 12:38
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Plus généralement, le secteur privé s'adapte, parfois à marche forcée, à la nouvelle économie. Tout le monde se rend compte maintenant que c'est l'emploi salarié qui était l'exception et cela remet aussi en question une organisation de société issue ...

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