Entreprise : retour vers le futur

Aux yeux d’un économiste, 2030, c’est demain. Et demain s’écrit aujourd’hui. S’il est difficile de prédire avec certitude ce que sera l’entreprise dans 15 ans, l’irruption du numérique à tous les étages, l’accélération du changement, les problématiques énergétiques et écologiques, et les mutations des modèles organisationnels esquissent déjà ses contours. Le digital forge des structures agiles, ouvertes et coopératives. La transformation numérique est impérieuse : elle s’impose à des organisations traditionnelles déjà vouées à disparaître.
"Le nouveau modèle à venir réinvente des poches de créativité et restaure le principe de la passion au travail."

Novembre 2015. À Rodez, l'usine de Bosh Rexroth de Vénissieux présente, devant 150 industriels français réunis par le groupe autour de l'usine connectée, les résultats de sa dernière expérimentation : l'utilisation de deux paires de Google Glass pour tester et évaluer des mesures et ainsi simplifier les processus de qualité. Si le retour d'expérience est validé, l'usage des lunettes sera étendu aux sites qui auront la même problématique que Vénissieux, et, dans un troisième temps, commercialisé aux clients.

Comme Bosh, de nombreux industriels se sont lancés dans l'usine 4.0. Un processus qui s'inscrit d'ailleurs dans le Plan Usine du futur, une initiative de l'État qui vise à accompagner les PME et les ETI de la région Auvergne Rhône-Alpes « pour robotiser et moderniser leurs appareils productifs ». Pareillement, dans l'agriculture et les services, le numérique transforme le modèle des affaires, ouvre de nouveaux marchés, affecte les modes de travail, préfigurant les (r)évolutions à venir.

Nombre d'entreprises sont conscientes de cette opportunité. Certaines se dotent même d'une direction spécifique, chargée du processus.

« Notre rôle est d'accompagner le groupe dans la digitalisation de l'activité et de l'environnement, de proposer les bons outils de gestion et de favoriser la circulation de l'information. Nous étudions également les bonnes pratiques pour les adapter à notre propre système comme, par exemple, les réseaux sociaux professionnels qui peuvent augmenter nos capacités commerciales », explique Marie Content, directrice du digital et de l'expérience utilisateur pour le groupe Alptis et, par ailleurs, directrice générale de Cmonassurance.fr.

Logique de réseau

Ce développement numérique va conduire à « l'éclatement de l'entreprise, avec une accélération de la mise en réseau à l'image de ce qui se passe déjà dans l'industrie automobile et l'aéronautique », souligne Bernard Baudry, professeur de sciences économiques à l'Université Lumière Lyon 2, membre du laboratoire Triangle (CNRS/Lyon 2/ ENS de Lyon/Sciences Po Lyon/UJM). Ce réseau se construit grâce aux outils numériques et permet un reporting en temps réel, même lorsque l'intervenant se trouve hors de l'entreprise. Ce réseau évolutif se fait et se défait au gré des projets et des opportunités.

Philippe Durance, professeur au Centre national des arts et métiers (Cnam), directeur de la chaire Prospective et développement durable, va plus loin :

« Nous avons créé des monstres ingérables, emplis de procédure et résistants au changement. L'entreprise traditionnelle est sortie de son modèle : elle tend à disparaître au profit de la coopérative, une structure qui gagne en souplesse, en agilité et en réactivité. »

Pour autant, l'entreprise de 2030 sera-t-elle forcément de petite taille ?

« Pas obligatoirement petite, mais de taille légèrement inférieure. Prenons l'exemple du groupe basque Mondragon : ses dirigeants ont réussi à adapter la logique de coopérative à une multinationale, soit 300 petites entreprises de production reliées entre elles par un cœur administratif constitué de 1 000 personnes », répond le projectiviste.

Être seul, ensemble

En conséquence, cette mise en réseau, ce cerveau doté de milliers de ramifications, entraîne une dilution des notions d'espaces et de temps. Il ne sera plus nécessaire de travailler toujours depuis le même lieu physique ni d'ailleurs au même moment. 2030 confirmera l'émergence d'un nouveau type de collaborateurs : les travailleurs indépendants.

Si d'aucuns dénoncent un risque social et une mutation dangereuse du profil des salariés, d'autres saluent une réelle opportunité pour ces derniers, « de plus en plus porteurs d'autonomisation, de pouvoir s'épanouir et de s'accomplir dans leur travail. Par ailleurs, en multipliant les statuts, ils peuvent mesurer le potentiel de chacune de leurs activités et éventuellement arrêter les moins rentables », souligne Philippe Durance.

Joël de Rosnay

Le 14 janvier dernier, se tenait à Lyon le premier congrès national sur l'Entreprise du futur. Le prospectiviste Joël de Rosnay intervenait. (Crédits : Julien Trapeau 2016 - Visiativ)

Dans L'Âge du faire (éditions du Seuil), le sociologue Michel Lallemant, relate, au travers d'une enquête ethnographique, sa vie quotidienne avec les hackers en Californie.

« Ils inventent ensemble, utilisent des outils de fabrication communs, tels que des machines numériques, et expérimentent une autre manière de travailler, en misant sur la coopération, sans objectif ni délai. Dans ces laboratoires d'expérimentation, ces « makers» sont les pionniers du mouvement « faire ». Ils veulent donner du sens à leur travail. Avec le plaisir comme moteur du quotidien », explique le titulaire de la chaire d'Analyse sociologique du travail, de l'emploi et des organisations du Cnam et membre du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE, CNRS).

Ce mouvement s'est traduit en France par des fab labs et autres plateformes collaboratives, à l'instar de la Fabrique d'objets libre à Bron, près de Lyon, ou de La Casemate, à Grenoble. En ces lieux se mêlent indépendants et particuliers venus y développer leurs projets en collaborant parfois avec d'autres membres du groupe. Ces mouvements suscitent aujourd'hui l'intérêt des entreprises, qui viennent y chercher conseils, vitalité, logique de coopération et surtout l'innovation. « Des savoir-faire que l'entreprise a perdus : comme l'autonomie et la réappropriation des outils », poursuit Michel Lallemant.

Cette jeune génération portée par l'épanouissement individuel cultive ainsi un paradoxe. Elle veut rester indépendante, tout en étant adossée à une communauté. En aucun cas, ce vivier de cadres et de managers pour 2030 n'envisage de travailler dans l'isolement.

« Ils exigent d'être seuls ensemble », résume Michel Lallemant.

Aplatissement de la hiérarchie

Cette quête de sens au travail se confirmera en 2030. Dans les années 1980, les principes du management post-taylorien étaient légion et ont fabriqué des salariés responsables, mais devant endosser une responsabilité individuelle - et donc une pression - très forte. Ils sont responsables de leurs réussites, mais aussi, et surtout, de leurs échecs. Le nouveau modèle à venir « réinvente des poches de créativité et restaure le principe de la passion au travail », poursuit le sociologue.

Cette passion entraîne aussi un changement de paradigme et d'évolution dans la structure même de l'entreprise. La collaboration écrase la hiérarchie managériale. La coopération instaure l'horizontalité des pratiques.

« Nous assistons à une évolution de la structure, avec un net aplatissement des organigrammes. L'entreprise se structure, en interne, comme un réseau. Le système s'avère moins hiérarchique et coercitif », souligne Philippe Durance.

À l'image de l'holacratie, un système d'organisation inspiré des startups informatiques américaines, dans lesquelles le salarié endosse des rôles, évoluant dans une structure de gouvernance évolutive selon les besoins.

Chez monassurance.com, pas d'holacratie, mais une libre inspiration du modèle adopté par Zappos, un géant américain de la vente en ligne, filiale d'Amazon, où la satisfaction des clients et la progression des ventes constituent les seuls critères de contrôle.

« Nous avons mis en place un système progressif basé sur la responsabilité. Sur notre plateforme de vente par téléphone, nous ne contrôlons ni les temps d'appel ni les scripts. Chacun est autonome dans son argumentaire de vente », détaille Marie Content.

Lancé en test au démarrage de l'activité, ce système, économiquement plus rentable, a été définitivement adopté, compte tenu par ailleurs des difficultés de recrutement sur ce type de métiers, complexes et difficiles.

« En misant sur un groupe qui évolue dans la durée, nous avons créé une source de valeur inestimable. Une équipe commerciale, soumise aux aléas du marché, peut être source de tension. Mais notre noyau d'anciens sait désormais apaiser le groupe dans ces périodes tendues », souligne la directrice générale.

Renouveau du modèle managérial

Cette prise de pouvoir du groupe a un impact sur le management de proximité. L'autorité s'affaiblit, la collaboration raccourcissant les lignes hiérarchiques. Poussé par le collectif, le manager intermédiaire doit trouver sa place dans un système en mutation, touché de plein fouet par l'innovation participative. « Nous sommes rentrés dans une logique de co-construction, capables de prendre en compte les besoins des différents utilisateurs et de les aligner avec les besoins de l'entreprise », confirme Marie Content.

Même si, et c'est là tout le paradoxe du manager de 2030,

« on lui demandera toujours d'exercer un rôle de surveillance. C'est un management ambigu : autonome, mais devant rendre compte de son autonomie en exerçant une activité de contrôle et de reporting. Et là encore le numérique permet de mettre en place ces mécanismes de contrôle », analyse Bernard Baudry.

Innovation intensive

Toutes ces démarches relèvent d'un comportement innovant.

« Désormais, nous nous trouvons engagés dans un processus d'innovation et non plus seulement de reproduction des modèles. Nous sommes entrés dans une compétition mondiale par l'innovation. La R&D, le marketing, tous ces métiers nés des fonctions supports, sont devenus des fonctions vitales », estime Armand Hatchuel, professeur à l'école Mines Paris Tech, coresponsable de la chaire Théorie et méthode de la conception innovante.

Il n'est pas nécessaire d'attendre 2030 : l'innovation intensive - une théorie que le chercheur a codeveloppée avec Pascal Lemasson - est déjà en marche. « Les entreprises de 2030 seront construites sur cette méthode, basée sur une gouvernance de l'innovation, soumise en permanence au bombardement de l'innovation de son environnement », résume-t-il.

Certes, l'entreprise de 2030 ne présentera pas un visage unique. En réseau, elle sera profondément humaine, définitivement numérique et irrémédiablement innovante. Sous peine de disparaître.

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