Rebâtir l'Europe sur le progrès scientifique

Le mathématicien Cédric Villani milite pour un engagement résolu de la France dans l'Union européenne, et justifie cette conviction à travers le prisme de la science.
(Crédits : Laurent Cerino)

Hotel Europe, Sarajevo.

Au milieu d'une tournée de conférences à travers les Balkans, le lieu était idéal pour rédiger une tribune sur l'Europe. Rien de tel que le contact avec l'histoire pour remettre les choses en perspective ! Et aujourd'hui, alors que l'Union européenne est donnée moribonde par certains, il convient d'apprécier son état de santé en se replaçant dans l'histoire. Faisons-le à travers le prisme de la science.

Revenons en août 1945, à Farm Hall, en Angleterre:

Dix des meilleurs physiciens allemands (dont trois Prix Nobel) sont enregistrés, à leur insu, en captivité ; leurs conversations passeront à la postérité. En apprenant l'explosion d'Hiroshima, ils sont envahis de sentiments contradictoires — incrédulité, stupéfaction, panique, pensées de suicide, soulagement, jalousie... Ils découvrent que la science américaine, surgie de terre comme par magie, mène désormais le nouvel ordre mondial.

Ils donnent 200 ans à l'Allemagne en ruines pour redresser la tête. Imaginons leur émerveillement si on les transportait en 2017. La plus grande et belle coopération scientifique du monde est pilotée en Europe et s'appelle le Cern. L'Agence spatiale européenne a fait des miracles, envoyant un robot sur un astéroïde. L'Allemagne est redevenue première puissance économique d'Europe, et ses Instituts Fraunhofer sont admirés pour leur qualité de transfert technologique.

Quant au programme étudiant le plus apprécié, c'est Erasmus, qui forme par le voyage européen. Plutôt encourageant, non ? C'est ainsi que j'ai découvert l'Europe : doctorant de vingt et quelques années, profitant d'un réseau thématique de l'Union européenne. Mes collaborations scientifiques avec des chercheurs italiens et allemands m'ont apporté les premiers résultats dont je sois fier.

Aujourd'hui, c'est aussi par la science que je tâche de servir la construction européenne.

Plein d'enthousiasme, j'ai siégé dans la première mouture du conseil scientifique de la Commission: je l'avoue, j'ai rarement eu autant l'impression de travailler en vain.

Tenace, j'ai pris le jeton pour participer à la seconde mouture. Entre-temps, le montage administratif en avait été repensé. Bingo ! C'est le plus intéressant des nombreux conseils scientifiques que j'ai connus, et notre petit groupe de sept scientifiques de nationalités et compétences variées est servi par un très efficace secrétariat. Comme quoi, en matière de gouvernance européenne, il n'y a pas de fatalité.

Le dernier sujet que nous avons traité est la cybersécurité... Un monde déroutant, pour lequel nous avons consulté près de 90 experts. Adi Shamir, vedette mondiale du sujet, a montré comment déchiffrer une clé secrète rien qu'en écoutant le bruit d'un ordinateur. Une équipe de recherche a prouvé qu'un seul saboteur dans une usine de microprocesseurs peut suffire à organiser leur piratage futur. On a vu des caméras de surveillance unir leurs efforts par milliers pour attaquer un serveur. La liste des miracles pourrait continuer ! Mais surtout, la cybersécurité n'est pas vraiment une science : expériences rarement possibles, menaces mal connues et changeantes, sécurité jamais parfaite... la culture, l'engagement citoyen, l'économie, le juridique, le politique y sont étroitement imbriqués. Si bien qu'un expert suggérait d'intituler notre rapport "De la souveraineté européenne" ! Nous avons opté pour un plus classique "Cybersécurité dans le marché unique numérique", mais le message était passé.

Sur ce sujet nous pouvions compter sur l'incroyable réserve de talents dans l'Union européenne et dans les États associés. Qui sait que l'Estonie est leader mondiale en e-gouvernance? Qu'on trouve en France la meilleure expertise de certification automatique? En Suisse, le meilleur groupe de cryptographie de l'identification confidententielle? En Allemagne, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Israël... certains des meilleurs experts du monde, avec des compétences si diverses !

Sans but commun, la diversité peut mener au chaos ; mais unie, elle est invincible.

Que l'Europe s'entende sur une nouvelle réglementation, et les géants américains du cyberespace s'adapteront, soucieux de ne pas perdre un marché de 500 millions de consommateurs. Et même si l'importante Régulation de protection générale des données protégera mieux les intérêts des citoyens européens, la cybersécurité mérite une gouvernance plus forte, efficace, réactive, unie.

Diversité et unité : deux valeurs fondamentales figurant fort à propos dans la devise européenne. Si l'on cherche un troisième pied pour cette construction, je proposerai le rêve — rêve de progrès, d'élévation, de dignité de l'humain, qui mérite notre attention constante.

Et aux nostalgiques du passé français, je dirai que moi aussi je suis nostalgique d'une époque où notre nation rêvait son destin en grand, et où Victor Hugo annonçait l'avènement des États-Unis d'Europe avec des accents de prophète.

Je rêve d'une Europe forte et respectueuse, capable de protéger ses citoyens contre les menaces et les ingérences, prenant son destin en main et avançant fièrement dans le futur, prête à réinventer si besoin ses modèles économiques, politiques et scientifiques. C'est à nous de la réaliser.

 Tribune initialement publiée dans Le Figaro.

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