Droit à l'oubli : même l'entrepreneuriat français en tirera profit

L'accord historique, conclu le 24 mars, conférant aux anciens victimes d'un cancer le « droit à l'oubli » et donc un accès « normal » aux crédits bancaires, a une portée humaine et morale sans précédent. Et les vertus vont bien au-delà : même l'économie et surtout l'entrepreneuriat pourraient en tirer profit. La résilience chère à Boris Cyrulnik a de beaux jours devant elle.
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

Etouffé par une actualité dense - élections départementales, crash de l'Airbus A 320 de Germanwings -, l'accord n'a pas fait grand bruit, et pourtant il est historique à bien des égards : depuis le 24 mars et la signature d'un protocole par les représentants des sociétés et mutuelles d'assurance, les anciens malades du cancer bénéficient d'un « droit à l'oubli » grâce auquel ils peuvent désormais contracter « naturellement » des crédits (immobilier, consommation, etc.) sans mentionner leur traumatisme passé.

Certes, des conditions particulières doivent encore être requises : le dispositif concerne les cancers survenus avant l'âge de 15 ans et 5 ans après la date de fin du dernier traitement, et l'ensemble des pathologies cancéreuses 15 ans après la date de fin du dernier traitement. Et un tarif normal sera réservé aux contractants d'assurances victimes de « certains » cancers dès lors que la date de fin du protocole thérapeutique a cessé depuis un certain nombre d'années inférieur à 15 ans.

Certes aussi quelques zones d'ombre subsistent et attendent d'être éclaircies - l'extension du dispositif à des pathologies autres que cancéreuses, la transparence des politiques d'information, l'application rétroactive aux anciens emprunteurs qui s'acquittent aujourd'hui de surprimes. Cela reste toutefois une formidable victoire.

La France précurseur

Cette formidable victoire n'est pas seulement celle de François Hollande - il avait inscrit l'objectif parmi les premiers du Plan Cancer 2014-2019 à exaucer -, elle n'est pas seulement celle de chaque ancien malade à qui la société, couverte par les pouvoirs publics et le législateur, infligeait jusqu'à présent une double autre peine supplémentaire à celle de la douleur physique et morale : d'une part celle de la culpabilité, puisque ladite société « punissait » officiellement trois millions de personnes qui chaque année sont atteintes ou guérissent, d'autre part celle de marquer pour toujours la mémoire de corps et d'âmes meurtris et pourtant lavés de tout stigmate.

Que le cadre administratif reconnaisse publiquement ce que l'ancien malade au fond de lui-même et le corps médical scientifiquement ont établi plusieurs années auparavant, ne peut que consolider davantage la perception de guérison ; l'oubli ne peut être morcelé, il est indivisible.

Cette victoire est celle aussi de la solidarité triomphant des égoïsmes et des diktats actuariels, c'est celle d'un « corpus commun » qui subordonne les intérêts individuels et mercantiles à un idéal collectif. In fine, c'est celle d'une logique qui repositionne les enjeux humains et marchands à leur juste place.

Que cette « première » ait pour scène la France, qui déjà s'était distinguée le 7 janvier 2007 par l'entrée en vigueur d'une convention Aeras (S'Assurer et Emprunter avec un Risque Aggravé de Santé) déjà précurseur, est riche de symbole.

Des données de santé de plus en plus pertinentes

La mobilisation des professionnels de l'assurance doit être saluée. Certes, l'accord ne relève pas d'une quelconque motivation philanthropique, et les copieux profits générés par la profession - qui a produit 199 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2014 - rendaient le malaise de plus en plus insupportable. Avec 4,73 milliards d'euros de résultat opérationnel en 2013 (pour un chiffre d'affaires de 91 milliards) et 2,78 milliards pour le seul premier semestre 2014 (rapportés à un CA qui a franchi la barre des 50 milliards), le leader AXA pouvait-il justifier une quelconque résistance ?

Cette « révolution copernicienne » ainsi résumée par le président de la Fédération française des assurances, Bernard Spitz, a résulté en premier lieu d'importants progrès dans l'exploitation des données de santé et dans la maîtrise des caractéristiques chiffrées fournies par les établissements ad hoc - l'Institut national du cancer en tête -, grâce auxquels l'évaluation des risques fait l'objet d'une appréhension de plus en plus cernée et donc d'une mutualisation de plus en plus fine. Cette froide évocation, purement « statistique », purement quantitative, purement déshumanisée, des perspectives de mortalité, de rémission et de guérison pathologie par pathologie, pourra révulser une fois mise en lumière de la réalité humaine de chaque situation, de chaque singularité ; pour autant, elle constitue le cœur et le modèle mêmes de l'activité assurantielle, et surtout la condition pour que soit sans cesse plus étendu le spectre de couverture et plus réduit le champ des injustices. L'angélisme n'a pas sa place.

« Faire de ses blessures une œuvre d'art »

Les profits de ce droit à l'oubli - ici « bancaire », et qu'a devancé celui dit de référencement et de réputation sur internet - dépassent la seule satisfaction « humaine », la seule satisfaction morale, la seule satisfaction de savoir les exigences du « vivre ensemble » encore compatibles avec celles du rouleau-compresseur marchand. En effet, ce droit à l'oubli favorisera l'accomplissement des processus résilients, par définition applicables aux anciens malades, et donc devrait libérer davantage l'énergie, la détermination, la faculté de rebond, les dispositions managériales particulières, la conquête de sens emblématiques d'une certaine « manière d'entreprendre ».

« La résilience, c'est faire de ses blessures une œuvre d'art, juge Boris Cyrunik, qui a popularisé le concept. L'acte d'entreprendre est vital. Si je n'entreprends pas, c'est que je suis lobotomisé : je suis ligoté au présent, donc je n'anticipe pas, je n'ai pas de projet d'existence, je ne suis pas capable de progrès. Si je n'entreprends pas, je ne peux pas déclencher un processus de résilience ».

« Entreprendre, c'est refuser de se soumettre »

Le neuropsychiatre ne manque pas de circonscrire les fragilités symptomatiques des résilients-entrepreneurs : l'excès d'engagement personnel répondant à un mécanisme de légitime défense, la vulnérabilité face à l'échec, le risque de burn out, et surtout une scission de la personnalité entre celle qui travaille, parle, rayonne, celle qui souffre en secret, et celle qui entretient de complexes relations affectives et familiales.

Pour autant, développe l'auteur de Sauve-toi, la vie t'appelle (Odile Jacob, 2012), ces résilients-entrepreneurs « enregistrent davantage de succès », partagent une quête de sens, une préoccupation altruiste, une dynamique stimulatrice singulières. Et ils contribuent à l'économie et au travail « de manière aussi essentielle » que Frida Kahlo ou Edouard Munch à l'histoire de l'art.

« Entreprendre, c'est refuser de se soumettre, c'est apprendre de ses échecs, inévitables dans le processus de création et d'innovation. Les entrepreneurs ont le talent d'innover et sont contraints à la créativité. A ce titre, leur contribution dépasse largement le seul périmètre économique et social : ils forment un support déterminant à la démocratie, puisque le conformisme constitue l'arme essentielle de la dictature. Ces caractéristiques, les personnes en résilience y sont particulièrement disposées ».

Bref, en libérant l'accès des anciens malades aux crédits y compris professionnels, le « droit à l'oubli » pourrait lever les ultimes obstacles à la propagation d'un esprit et d'une culture entrepreneuriaux certes faillibles mais surtout hautement féconds.

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