Radio France : une crise révélatrice de la gangrène du secteur de l'information

La grave passe que traverse Radio France cristallise des maux - structurels et conjoncturels, économiques et sociaux, financiers et professionnels, statutaires et managériaux - communs à l'ensemble de la filière. Moribond, le secteur de l'information ne devra sa survie qu'à une transformation radicale des mentalités, en premier lieu vers un « esprit d'entreprendre » synonyme de responsabilité et d'innovation.
(Crédits : Laurent Cerino/Acteurs de l'Economie)

Le scandale qu'a provoqué la double révélation des coûts de réfection (105 000 euros) du bureau de Mathieu Gallet et d'expertise en communication (90 000 euros, sans appel d'offre selon le Canard enchaîné) prétextée pour escorter la stratégie du président de Radio France, aura focalisé l'attention médiatique et bien sûr exacerbé et surtout légitimé la colère des cinq syndicats qui ont entamé le 19 mars une grève illimitée. Mais au septième jour du mouvement, cet ubuesque épiphénomène, aussi symptomatique des délires mégalomanes ou des négligences organisationnelles soit-il, détourne maladroitement l'attention du cœur véritable de cette crise protéiforme qui frappe l'ensemble du secteur : crise sociale, crise de l'information, crise des financements des médias, crise de la profession de journalistes.

Sans issue ?

La raréfaction des subsides publics juxtaposée sur l'obligation de lourds investissements liés à la mutation numérique, place l'auguste maison dans une situation financière limpide. Un déficit en 2015 supérieur à 20 millions d'euros, un programme de réhabilitation des bâtiments dont les coûts ont flambé, une trésorerie négative de 280 millions d'euros en 2019, 87 millions d'euros promis dans le cadre du redressement des finances publiques mais non versés, la nécessité de réduire les effectifs de 200 à 300 postes seniors sur la base de départs volontaires et de générer 24 millions d'euros d'économie, la suppression d'un des deux orchestres (Orchestre national et Orchestre philarmonique)... La direction a-t-elle d'autres alternatives ?

Irresponsabilité

C'est à une vitesse quasi instantanée que les grèves sur les antennes de Radio France et particulièrement sur France Inter déportent les auditeurs vers une concurrence tout sourire ; et c'est ensuite un à un, jour après jour, qu'il faut reconquérir le « troupeau » égaré et le ramener vers ses émissions fétiches. Les grévistes sont-ils conscients du caractère suicidaire de leur jusqu'au-boutisme ? Et comme toujours dans les entreprises publiques soumises à une mosaïque de statuts dont le spectre s'étend des plus précaires aux plus confortables, les mieux protégés ne sont pas les moins virulents. Et notamment les journalistes, cuirassés par une règlementation sociale de la profession et par une organisation interne particulièrement généreuses. Un bel exemple d'une des pires tares du système socio-économique français : la pauvreté du dialogue social, par la faute de laquelle est entretenue l'irresponsabilité.

Prolétarisation de l'info

Le « cas » Radio France est emblématique d'une économie de l'information malade, profondément malade, qui, telle une spirale infernale précipitant vers l'abîme l'ensemble des composantes, semble condamnée à attendre le coup de grâce. Dictature de la gratuité, paupérisation et opacité des systèmes publics d'aides, déstabilisation provoquée par les géants du numérique (Google, Facebook, Amazon), disruption des supports et illisibilité des stratégies ad hoc, injonction paradoxale du digital - des investissements technologiques et humains inversement proportionnels aux revenus -, repositionnement brutal des politiques de communication et concentration des budgets publicitaires, contexte économique défavorable.

Et prolétarisation d'une profession de journaliste insuffisamment formée, insuffisamment entreprenante, insuffisamment payée, et coupable de graves errements - asservissement à l'immédiateté, absence de distanciation, peoplisation, spectacularisation, superficialité et consanguinité des sujets, etc.

Des mécènes sauveurs

Pour toutes ces raisons, la qualité de l'information semble décliner irréversiblement, et la filière de l'information est enkystée, encalminée. Elle ne doit sa survie, dans le secteur privé, qu'à une poignée de mécènes (Xavier Niel, Matthieu Pigasse, Pierre Bergé, Bernard Arnault, Serge Dassault, Patrick Drahi, Christian Latouche pour les plus célèbres...) qui tour à tour s'amusent, s'auréolent, défiscalisent, érigent une zone de pouvoir utile à leurs autres activités, et in fine composent une oligarchie qui à grands pas dessine un paysage médiatique extrêmement inquiétant.

Certes, tous les mécènes ne sont pas dans une logique d'instrumentalisation, et les motivations peuvent elles-mêmes résulter d'un subtil équilibre entre générosité, conscience citoyenne et légitime intérêt. Y compris pour tenter l'impossible et conjurer le sort : produire une information de qualité, intègre, fiable, utile... et rentable. Reste que l'ampleur des collusions exhibée par cette concentration - avec des intérêts industriels et bien sûr politiques au plus haut sommet de l'Etat - n'augure rien de bon pour la démocratie. Et que des entrepreneurs aussi éclairés et visionnaires dans leurs affaires échouent à restaurer la santé financière des médias qu'ils possèdent est symptomatique de l'ampleur d'une crise bien davantage structurelle que conjoncturelle.

Un venin partagé

Ces crises - économique, statutaire, sociale, professionnelle - sont entremêlées et s'empoisonnent mutuellement, comme si chacune d'elle inoculait son venin dans les nervures des autres. Le secteur est nécrosé au plus profond de lui-même. Mais les systèmes ne sont jamais que le fruit de ceux qui les conçoivent. Et donc les raisons d'espérer, même peu nombreuses, existent.

La principale d'entre elle porte sur la révolution, intellectuelle et comportementale, que les professionnels des médias, et en premier lieu les journalistes eux-mêmes, doivent accomplir. Une révolution qui les place en situation individuelle et collective de responsabilité. Cette révolution est celle de la remise en question permanente, c'est celle d'une détermination qui assure à l'intérêt général du média et de l'entreprise de dominer les intérêts corporatistes et les acquis sociaux personnels, c'est celle de savoir renoncer à des privilèges sociaux parfois irréels - copieuse RTT, conventions collectives prodigues, systèmes de récupération généreux - qui condamnent la santé d'entreprises déjà moribonde.

Aggiornamento nécessaire

C'est celle, enfin, de comprendre les enjeux de l'entreprise, de comprendre la réalité de l'environnement, de comprendre les douloureux arbitrages auxquels la direction est soumise. Comprendre pour s'approprier et pour riposter collectivement : le ba ba du dialogue social. Cette révolution est, finalement, celle d'esprits tout entiers dans l'innovation et dans la fortification d'un « métier passion », c'est-à-dire fondamentalement utile, altruiste, de sens - et ce qualificatif emphatique vaut pour l'ensemble des autres métiers constitutifs d'un média, qui tous concourent à la fabrication de l'information et peuvent s'approprier une partie du "bébé". Encore faut-il, bien sûr, un cadre éditorial sanctuarisé et une hiérarchie dont l'exemplarité ne soit pas mise en défaut.

Si chaque journaliste dans son cursus de formation initiale ou continue effectuait un stage à la direction - générale, financière, commerciale, des ressources humaines - de médias, nul doute que l'aggiornamento serait spectaculaire. Et que la dynamique intrapreneuriale s'imposerait naturellement dans les états d'esprit. « Etre journaliste » et « être entrepreneur » ne constitue en rien une injure...

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Commentaires 3
à écrit le 28/03/2015 à 17:44
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Que dire de plus. Je suis triste à la lecture, et en même temps plein de pensées positives. C'est en acceptant de nommer sa maladie que l'on commence à la combattre. Denis vous connaissez bien votre propos, à la fois journaliste aiguisé et passionn...

à écrit le 27/03/2015 à 14:04
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Bien vu et fort juste.Une révolution culturelle notamment chez les journalistes "intégrés" des grandes maisons de service public/Vs les statuts si précaires des pigistes et autres intermittents...Crise révélatrice d'un manque de réformes face aux évo...

le 28/03/2015 à 11:23
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on s'enfonce dans une douce clochardisation .à quand le fond? Debout la France des cathédrales!

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