Enseignement supérieur : l’utilité…de l’inutile

L'approche utilitariste de l'éducation au détriment du développement de l'humain n'est pas bénéfique. Non seulement les humanités forment de meilleurs citoyens mais aussi de meilleurs managers.

A quoi sert d'apprendre ? Pour les uns, à comprendre le monde qui nous entoure, à faire de nous des citoyens responsables, à développer notre esprit critique, à multiplier les angles de vue... Pour les autres, à acquérir les savoirs, savoir-faire et comportements qui seront nécessaires à l'exercice d'un métier, autrement dit à acquérir des compétences mobilisables.

" On peut certes vouloir apprendre pour le simple plaisir du savoir, mais c'est une décision individuelle "

Selon cette seconde approche, c'est un gaspillage de temps et de ressources que d'apprendre des choses dont on n'aura aucun usage direct dans l'exercice de sa profession d'avocat, d'économiste, de manager, de scientifique, de médecin… Le rôle de l'éducation doit être de former une « main d'œuvre » la plus productive possible, pour assurer la prospérité de la société.

On peut certes vouloir apprendre pour le simple plaisir du savoir, mais c'est une décision individuelle : les fonds publics et les efforts collectifs ne doivent pas être consacrés à ce type d'usage. Cette vision «utilitariste» a été formulée à propos de l'enseignement secondaire, devant faire face à la massification et à la diversification de ses publics.

Fustigeant le « corporatisme » et l'incapacité du système à se réformer, François Dubet en réaction contre les tenants de l'immobilisme et le nombrilisme des représentants des disciplines comme l'économie ou la sociologie, exprime « la seule interrogation qui vaille : qu'est-ce qu'il est utile qu'un élève apprenne ? » (interview par D.Lafay sur ce même site).

On ne peut qu'être d'accord avec cette phrase, mais elle déclenche une autre interrogation : qu'est-ce qui est vraiment « utile » ? Une tentative de réponse intéressante est donnée par Martha Nussbaum dans son avant-dernier ouvrage « Les émotions démocratiques ».

 A quoi sert (ou doit servir) l'éducation ?

Elle constate que l'enseignement supérieur tend à se concentrer sur l'acquisition de connaissances directement utilisables dans la pratique professionnelle. Or, à quoi sert (ou doit servir) l'éducation ? Bien sûr à apprendre un métier, donc à former des « travailleurs » (de l'ouvrier au dirigeant) mais pas seulement : elle doit aussi former des citoyens jouant leur plein rôle dans une démocratie, ce qui implique des capacités

  • de pensée autonome et d'esprit critique détachées de la tradition ou de l'autorité
  • de prise de recul et d'analyse d'une question sous plusieurs angles
  • d'empathie (à distinguer de sympathie) vis à vis des personnes et cultures les plus éloignées de soi
  • à relativiser sa propre situation ou ses propres intérêts pour une conscience du bien commun (« décentrement »)

C'est principalement à travers des enseignements ouverts, reflétant une diversité d'approches intellectuelles, que se forgera le mieux cette éducation complète :

« Les cours de philosophie et de sciences humaines, tant par leur contenu que par leur pédagogie, conduisent les étudiants à penser et argumenter par eux-mêmes, au lieu de s'en remettre à la tradition et à l'autorité ».

En Inde, Nussbaum voit des exemples opposés : 

  • dans certains états (Gujarat,…) où une éducation « utilitariste » est en place, un « mélange de sophistication technologique d'une part, de docilité et de pensée de groupe d'autre part. La liberté de pensée de l'élève est dangereuse pour qui souhaite produire un groupe de travailleurs obéissants et techniquement experts…»
  • dans les prestigieux instituts de technologie et management, au cœur d'une technologie tournée vers le profit, les responsables ont introduit des cours d'humanités pour lutter contre l'étroitesse d'esprit des étudiants et pour remédier aux animosités croissantes entre castes !

Les humanités forment de meilleurs citoyens mais aussi de meilleurs managers ou scientifiques

La culture, cela sert aussi à être un bon professionnel ! Le propos peut être étendu : non seulement les humanités forment de meilleurs citoyens mais aussi de meilleurs managers ou scientifiques. Même sous un angle purement professionnel, une éducation fondée sur une approche critique et plurielle permet de prendre du recul, d'envisager les questions sous des angles différents, et finalement de prendre de meilleures décisions.

Une bonne illustration en est donnée par une enquête menée auprès de 90 dirigeants et managers dans diverses régions du Monde par une université américaine qui a cherché à identifier quelles étaient les qualités à la fois très importantes et souvent absentes chez les jeunes cadres .

Les qualités qui arrivent en tête sont

  • la connaissance de soi, « self-awareness »
  • l'intégrité
  • les capacités à travailler et à coopérer en équipes et en environnement multiculturel
  • l'esprit critique (critical thinking »)

Et la fameuse « culture générale » ? On en trouve chez Pierre-Henri Tavoillot une définition intéressante :

« la culture générale constitue moins un contenu qu'un seuil : on a de la culture générale lorsqu'on commence à savoir s'orienter dans le savoir, lorsqu'on est apte à savoir ce que l'on ne sait pas, lorsqu'on devient le maître de son apprentissage ».

Le livre de Martha Nussbaum porte la réflexion bien au-delà. Il exprime une conception globale et exigeante de l'éducation, du berceau à l'université, que l'auteur partage avec Amartya Sen et d'autres, liée aux notions de « capabilités » et de développement humain.

Vaste programme pour nos écoles et nos universités !

 

 

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Commentaires 2
à écrit le 02/06/2014 à 13:09
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alors, intégrons l'enseignement des humanités dans les cursus scientifiques et de management, car les humanités seules ne servent à pas grand-chose pour trouver un travail.

à écrit le 20/05/2014 à 20:44
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Puissent ces nécessaires aspirations de grandeur de l'être dans son rapport au monde, au vivant, aux autres cultures... être entendues par le monde de l'éducation où le savoir vivre, le savoir être, ont autant d'importance que le savoir faire... ! Me...

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