Yves Michaud : "Aux armes, citoyens ! "

"Le système est à bout." L'examen de la société contemporaine selon Yves Michaud résonne de manière implacable à trois jours du second tour du scrutin présidentiel. En ligne de mire, une citoyenneté qu'il estime défigurée par l'accumulation des manquements et des lâchetés. Cette citoyenneté que fondent la loyauté et le serment, le philosophe déplore qu'elle cède sous les coups insidieux d'une déliquescence qui s'exprime (presque) partout : dépérissement des élites politiques et intellectuelles, laxisme protéiforme, autorité lézardée, victimisation triomphante, aseptisation de la liberté d'expression... par la faute desquels la considération du fragile équilibre des droits et des devoirs vacille. Ainsi l'État de droit défaille "parce que l'État-guichet s'est substitué à l'État-providence", l'incivisme meurtrier prospère "parce que l'incivisme mou est toléré", la démocratie de citoyenneté se disloque "parce que les systèmes éducatif et fiscal se décomposent", le vivre-ensemble s'érode "parce que l'organisation de la société est toute entière catégorielle"... L'identité républicaine se délite, elle est même en grand danger, alerte l'ancien directeur de l'École nationale des beaux-arts de Paris conscient du "choc" que peut susciter son propos.
(Crédits : Hamilton/REA)

Acteurs de l'économie - La Tribune. Est-elle celle de la démocratie ? "Ce n'est pas certain", estimez-vous (Citoyenneté et loyauté, Kéro). Celle de l'identité ? "Ce n'est pas certain non plus." Celle de la citoyenneté ? "C'est une certitude." La crise est partout, mais c'est celle de la citoyenneté qui concentre, à vos yeux, l'essentiel des maux et de l'enjeu sociétaux, et même civilisationnels. Quels sont l'origine et les symptômes de cette crise ? Quels périls sécrète-t-elle ?

Yves Michaud. La "crise de citoyenneté" que traverse notre temps est effectivement plus aiguë que les crises de la démocratie et de l'identité. Parce qu'elle met en jeu et surtout en cause les fondements même du vivre-ensemble, qui font la communauté politique. Aujourd'hui, les citoyens n'ont plus le sentiment de partager une même communauté. Et l'origine, la raison premières de ce constat résident dans la composition des programmes et des actions publics qui, particulièrement depuis l'accession de Jacques Chirac en 1995 à la présidence de la République, relèvent de logiques purement catégorielles.

Une fois le moment électoral passé - qui porte le phénomène à son paroxysme -, que constate-t-on ? Un éventail de propositions, de compensations, de dispositifs, de lois adaptés à chaque catégorie de personnes : fonctionnaires - d'État, de la filière hospitalière, des collectivités territoriales... -, enseignants, professions libérales, jeunes, retraités, chômeurs - de courte, moyenne, longue durées...  -, travailleurs pauvres, habitants des banlieues classées « difficiles », etc. À force d'apporter une offre spécifique à chaque catégorie, on atomise la communauté humaine et politique, on segmente puis on enferme la population dans des cloisonnements, alors on encourage chaque membre de chaque catégorie sociale à jalouser les particularismes des autres catégories, in fine on légitime donc les postures de victimisation. En effet, chacun apparaît - ou plutôt se pense - « victime » de quelque chose ou de quelqu'un, c'est-à-dire de ce qui caractérise, privilégie, embellit le fonctionnement de ces « autres » catégories.

L'origine de ce mal est lointaine et plurielle. Deux causes fondamentales émergent. En premier lieu la lente transformation de l'État-providence en État-guichet. La providence pour tout le monde est devenue un guichet pour chacun, et ce mouvement de transformation catégorielle de l'État a écarté ce dernier de sa vocation première : servir l'intérêt de toute la communauté républicaine plutôt que celui de chacune des catégories qui la composent. Ainsi, au lieu de demeurer le socle assurant universalité, équité, justice, l'État s'est lézardé, se muant peu à peu en producteur de particularismes qui compartimentent, fracturent et donc désunissent la société. La générosité de l'État n'est plus au service de tous, elle se morcelle au profit des groupes d'individus. En second lieu, la crise de citoyenneté prend sa source dans un éclatement multiple : ethnique, religieux, professionnel, familial, résultant d'une mobilité protéiforme et en réponse auquel il manque cruellement un sens de la communauté républicaine.

Concession, répression, soin : voilà l'éventail de vos réponses à l'incivisme, symbole du déclin de la citoyenneté. Toutes ont pour point cardinal justement cet État - de droit, « providence »... - dépérissant. Sont-ce la nature de ses prérogatives ou sa manière d'exercer l'autorité qui le disqualifient ? Tout comme l'avocat pénaliste Eric Dupond-Moretti fustige le dogme de la victimisation dans le domaine de la justice, l'État est-il allé « trop loin » dans la considération du care, de la bienveillance, de la sollicitude - dénoncée dans votre essai Contre la bienveillance ?

En France - ce qui le distingue de la plupart des autres pays européens et même occidentaux -, l'État est tentaculaire. Il rayonne, ramifie, domine dans un nombre excessif de domaines. Or, lorsqu'il y a « trop d'État », ledit État a pour préoccupation première d'occuper la cohorte, infinie, de ceux qui le composent. L'excès du nombre de fonctionnaires coûte cher non seulement directement, mais aussi indirectement via l'excès de soins qu'il convoque. En effet, plus l'offre sociale grandit, plus le nombre de personnes appelées à l'exercer grandit, plus la nécessité de les occuper grandit, plus les besoins d'être assisté grandissent... Une mécanique folle et sans fin, une diffusion effrénée de « care » qui a pour nom « bureaucratie » et que l'administration scolaire illustre particulièrement. Elle-même tentaculaire et maladivement centralisatrice, elle se consacre à créer des obligations et conséquemment à susciter l'appât du soin puis à justifier les dispositifs ad hoc. Halte à la prolifération métastatique de l'État ! Y compris dans ses manifestations paraétatiques, c'est-à-dire dans la délégation de ses compétences aux associations - notamment d'aide sociale ou de santé - copieusement subventionnées.

Dans le sillage de ce constat, deux autres phénomènes sont à considérer - qui d'ailleurs le consolident.  A force de profiter des compétences de l'État-providence, d'aucuns au sein de la population s'assimilent à des « petits Dieux » auxquels ce welfare state francisé doit, sans limites. D'autre part, et qui prend racine dans les années 1990 marquées par la disparition du communisme, l'effacement de la guerre froide, l'espoir d'une démocratie universelle, l'aspiration à un monde multipolaire, le mythe trompeur des ONG et autres justice ou tribunaux internationaux, se sont peu à peu imposées une sorte d'idéalisme aussi inepte que dangereux, une utopie cosmopolitique aussi mensongère que délétère, qu'a incarnées mieux que personne le plus incompétent et le plus néfaste Président de la République que la France ait connu sous la Ve République : Jacques Chirac. Lorsqu'on se souvient de l'opportunité, historique, que la victoire inespérée de 2002 lui offrait d'engager la France dans une réforme radicale, courageuse, profonde, on ne peut qu'être en colère.

La citoyenneté, c'est disposer des droits civils et politiques dans une communauté politique donnée. La crise de citoyenneté ne peut donc pas être disjointe de celles d'identité et de démocratie. Qu'est-ce que l'identité ?

L'identité constitue un sujet d'étude éminemment complexe, malheureusement maltraité par les raccourcis, les incompétences ou même les détournements. Nationale, linguistique, libidinale, affective, religieuse... l'identité englobe une multitude de réalités, de situations, de concepts. Et chaque individu est lui-même la juxtaposition, ou plutôt la confluence de toutes ces identités. Qui suis-je ? Un Lyonnais, un intellectuel, un « vestige » du XVIIIe siècle auquel j'ai consacré une grande partie de mon existence, etc.

Mon identité, votre identité, l'identité de chacun est par essence formidablement diverse, formidablement dense, formidablement complexe parce qu'elle est l'imbrication d'une multitude d'identités ; or plus la mondialisation « contamine » les pans de notre existence, plus nous prenons conscience de cette diversité, et plus alors nous sommes en peine de définir ou de circonscrire une, notre identité. Certes, comme l'illustre le secteur de l'hôtellerie qui propose une offre quasi similaire de Shanghai à Buenos Aires, les outils susceptibles d'aplanir ou d'égaliser les différences d'identités révélées par les disparités géographiques, culturelles, cultuelles ne manquent pas. Toutefois, ils ne sont pas suffisants pour effacer la force des leviers d'identité locale. Et c'est notamment là, en affirmant que l'identité est exclusivement politique, que l'on commet la plus lourde erreur.

« Les identités sont en danger », « reconstruisons les identités »... que n'entend-on pas comme ineptie ! Les identités ne sont pas seulement politiques mais elles ne doivent pas contaminer le champ politique.

Comment l'état du monde : formidablement mondialisé, décloisonné, interdépendant, uniformisé, instantané, déstructuré, marchandisé, mobile bouleverse-t-il l'identité ?

Qu'elle porte sur les échanges commerciaux, le tourisme, la finance, la consommation, les technologies ou encore l'enseignement, la mondialisation forme un mouvement incontestable. Mais un autre mouvement tout aussi incontestable est celui de la (re)localisation. Nous sommes à la fois de plus en plus mondialisés et de plus en plus localisés, illustrant ainsi le terme désormais largement usité, de glocalité.

Pourquoi nombre d'entreprises dites internationales peinent tant à mettre en œuvre le principe d'« intelligence culturelle », c'est-à-dire à mettre en harmonie, en sympathie, en symbiose même les intelligences issues du monde entier qui composent le corps social ? Parce que les identités demeurent très locales, et elles s'imposent à la nécessité suprême de s'accorder entre et avec toutes. Essayez de faire collaborer un ingénieur indien avec un homologue russe, un gestionnaire arabe et une consoeur brésilienne... Et cette réalité corrobore un constat sociologique et même anthropologique extrêmement intéressant, qui met en lumière les incohérences, et même les écartèlements auxquels l'aspiration à et le rejet de la mondialisation placent les citoyens. La polémique sur le goût supposé différent des pots de Nutella distribués en Italie et en Pologne, ou les réactions, contrastées, à la découverte des mêmes enseignes de mode à Barcelone et Prague, l'illustrent : dans le concert de la mondialisation tous azimuts, les populations à la fois veulent et conspuent l'uniformité. Et souvent elles peinent à s'affirmer devant le dilemme.

Toute identité est une et indivisible, notamment parce qu'elle est une dynamique en marche, elle est le fruit « en partie construit en partie subi des engagements que nous prenons et des expériences que nous faisons au cours de notre vie. » A l'instar « des » France supposées « chrétienne, gauloise, révolutionnaire », n'est-il pas fantasme, et même danger de croire en la possibilité d'une identité nationale ?

Absolument. L'« identité nationale » a pu, par le passé, correspondre à une réalité, lorsque les populations étaient peu mobiles, demeuraient et se reproduisaient dans un territoire, partageaient un langage commun à leur ascendance et à leur voisinage. Ces identités extrêmement locales pouvaient avoir pour frontières le village - et d'ailleurs le hooliganisme contemporain dans le monde du football épouse cette même logique, qui met aux prises des « identités » de club. Sous la IIIe République, les « efforts » - y compris dans la violence - pour diluer les identités locales ont produit leurs effets ; mais du Pays basque à la Bretagne, de la Savoie à l'Aveyron, ces identités régionales demeurent une réalité, qu'il faut simultanément respecter et contenir afin qu'elles n'empiètent pas sur l'identité politique collective.

Dans un environnement à ce point mouvant, instable, disruptif, individualisant, est-il possible de façonner une identité collective, commune ou partagée ?

La notion d'« identité collective » a un sens. Mais peut-on seulement la délimiter ? Une définition est possible, qui constitue une reconstruction au moins a minima des identités : l'identité républicaine. Tout étranger peut faire un citoyen français s'il souscrit aux principes de liberté, d'égalité et de solidarité, s'il agit conformément à la manière dont les « pères » de la Révolution Française, de la Constitution et de la Convention admettaient que des Allemands ou des Espagnols les rejoignent sur la base de la croyance dans les idéaux de ladite révolution.

Et à ce titre on peut former un « bon citoyen français » sans chanter la Marseillaise, sans manger de saucisson, et sans lire Marivaux ! Au nom de ces principes, le port du voile - non intégral - me semble tout à fait compatible avec l'esprit républicain - comment pourrait-on contraindre une femme à l'impudeur que traduit au fond d'elle-même la nudité du visage ? -, le prosélytisme ou les pressions de groupe sont, en revanche, parfaitement inadmissibles. Il est, à ce titre, insupportable d'entendre la résignation d'une partie du cénacle politique devant les manœuvres de ce type ; il existe des lois, grâce auxquelles sanctionner et condamner le propriétaire d'un bar refusant l'accès des femmes ou s'opposer aux exigences d'un mari refusant que son épouse soit auscultée à l'hôpital par un médecin homme est aisé. Encore faut-il le vouloir...

« On ne gagne rien à rendre solidaires citoyenneté, nationalité et identité. » Les trois items semblent pourtant interdépendants, ou plus exactement la rhétorique politique les entremêle communément...

La classe politique fait totalement fausse route. Elle cultive sans retenue le fantasme fallacieux d'une identité synonyme de communauté, de nation, de citoyenneté. Et elle détruit ce qui constitue l'identité politique abstraite, minimale, volontariste, républicaine par des mesures catégorielles, aussi iniques que productrices de tensions. L'exemple des portiques de l'écotaxe est édifiant : sous la pression des « bonnets rouges » bretons, la ministre de l'Écologie Ségolène Royal décida en 2014 de mettre fin - en procédant au démontage des 172 infrastructures déjà installées - au dispositif appelé à contrôler l'équipement des poids lourds et à taxer les plus polluants ; ce faisant, elle déclencha la colère des Alsaciens qui, eux, se réjouissaient d'une mesure permettant de limiter le trafic en provenance d'Allemagne.

Cet antagonisme a-t-il une signification, qui constituerait une clé de lecture supplémentaire de la société contemporaine ?

Ce double faisceau antithétique est le reflet d'une classe politique française mais aussi, au-delà, d'une classe intellectuelle en déclin. Ce déclin cristallise une capacité de réflexion déliquescente, une perte dramatique de conceptualisation. Observez la classe politique : aux Pompidou, Mitterrand et autres Rocard pétris de connaissances historiques, littéraires ou artistiques a succédé une « élite » d'une pauvreté intellectuelle et d'une ignorance culturelle désespérantes.

Qu'elle domine les débats publics donne d'ailleurs le ton, en matière d'exigence et de perspectives, du « climat général » dans lequel s'inscrit la construction des individus. La médiocrité intellectuelle, culturelle, et morale de cet aréopage tout à la fois résulte de et conditionne celle de toute la communauté humaine qui lui est liée, car elle constitue un curseur, et même une norme...

C'est une triste réalité. Toutes ces médiocrités se font reflet et s'entretiennent mutuellement. Une dérive générale, « acommunautaire », s'est imposée. Et ce marasme nouveau porte les germes d'une pré-révolution.

Peut-on se considérer citoyen du monde sans être citoyen de la nation à laquelle on est lié ? Citoyen d'Europe davantage que citoyen de France ? Citoyen de la biodiversité plus que de la ville où l'on habite et travaille ?... Existe-t-il une hiérarchie factuelle ou morale « des » citoyennetés ?

En 1948, le militant pacifiste américain Gary Davis rendit son passeport et s'autoproclama « premier citoyen du monde » avant de fonder le mouvement éponyme. Quelques années plus tôt, d'aucuns déjà revendiquaient le droit à l'apatridie. Cet idéalisme cosmopolitique, très complexe à mettre en œuvre, convoque la condition de « pur sujet de raison » chère à Kant. Un « pur sujet de raison » sans attache, porté exclusivement par la volonté de « faire le bien » et par un intellect déterminé à ne rien croire qui dépasse la raison, peut être cosmopolite. Or la réalité est que nous sommes constitués de chair, de sang et d'émotions qui forment notre identité en partie issue de l'endroit où nous sommes nés. Personne (ou presque) ne peut s'affranchir de cette relation physique, « géographique. »

Tout aussi idéaliste doit être considéré le vœu d'une « identité européenne » quand bien même la notion de « citoyenneté nationale » est durablement contestée. Les égoïsmes locaux et nationaux demeurent très forts, et d'aussi vertueux programmes que celui d'Erasmus - modules de formation dans les pays de l'Union européenne, grâce auxquels chaque étudiant détenteur d'une identité dite nationale revient enrichi de sa confrontation à d'autres identités dites nationales - ne les atténuent qu'à la marge. La résurgence des revendications identitaires locales ou régionales dans certains pays d'Europe est une réalité... d'ailleurs contrastée. En effet, lorsqu'elle est contenue au folklore, elle est inoffensive. Mais lorsqu'à l'instar des Catalans appelant à ne pas partager les eaux de l'Èbre avec les Andalous, des mouvements séparatistes en Belgique, ou de certaines élites d'Italie du Nord déterminées à ne plus financer l'économie des Pouilles ou de la Calabre, elle devient extrêmement dangereuse.

L'exercice de la citoyenneté et du civisme implique notamment la considération de l'autre, de chaque autre constituant le périmètre où elle s'applique. Cette considération, qui s'étage du respect à l'amour, est-elle, de tous les virus qui atteignent la citoyenneté, celui qui la place le plus en souffrance ?

La compétition catégorielle, désormais omnipotente, nourrit l'égoïsme, sans doute le principal obstacle à l'exercice citoyen. Tout individu est ligoté à un mélange, étrange, de compassion et d'égoïsme. Il est capable de grande empathie - osons même : des larmes de crocodile - mais préoccupé à défendre en premier lieu et coûte que coûte son seul intérêt. La société manque de sociabilité et de règles communes, ces règles communes qui sont des conditions non de sympathie mais simplement de respect d'autrui. « Donner sa sympathie » ne signifie pas que celle-ci soit une quelconque vertu politique, et l'aspiration première à l'application unanime de règles communes lorgne la quête de justice, d'égalité et de solidarité.

Ne nous méprenons pas : ce n'est pas l'amour qui fait la société, mais l'organisation raisonnable et humaine des échanges. Fonder la politique sur l'amour est un échec assuré.

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La citoyenneté ne s'exprime pas par le sang ou par le sol mais par l'engagement civique. Celui-ci résulte de la loyauté qu'on manifeste à l'égard de la communauté dont on attend les droits et dont on accepte les devoirs, et cette loyauté est elle-même commandée par un serment. Quelle organisation démocratique faut-il dessiner qui favorise cet accomplissement ? L'efficacité de la démocratie et l'efficacité de la citoyenneté s'apportent-elles dans les mêmes proportions ?

Les deux principaux chantiers à conduire dans ce sens d'une démocratie au service de la citoyenneté portent sur l'éducation et la fiscalité, qui doivent faire l'objet d'une révision complète...

Examinons d'abord le premier. Quelle responsabilité dans la crise de citoyenneté l'évolution du corpus éducatif endosse-t-elle ? L'humus de l'obscurantisme, de l'intolérance et de l'incivisme étant l'ignorance, dans quelle direction, à partir de quelles exigences, avec quels moyens l'enseignement de la connaissance doit-il être développé pour qu'il soutienne l'appropriation citoyenne ?

L'institution scolaire doit être reconsidérée de fond en comble. Rien n'y fonctionne. J'ai repris mes expériences de formation à la philosophie, dans un établissement de Gennevilliers aux réalités sociales, comportementales, éducationnelles bien différentes de celles qui font le quotidien des collèges du 6e arrondissement parisien. Qu'y constaté-je ? Les moyens alloués et la qualité des enseignants sont tout à fait corrects. Et pourtant, les résultats sont désolants, qui expliquent la colère ou la démobilisation de professeurs. En cause, en premier lieu des programmes purement illusoires, comme l'attestent celui d'histoire, absolument ubuesque, ou la boulimie de langues étrangères, vivantes ou mortes, saupoudrées au long du cursus et qu'in fine personne ne maîtrise convenablement.

L'amplitude de ces programmes, aujourd'hui pensés pour satisfaire politiques, médias, syndicats, et qui ne peuvent être enseignés que de manière caricaturale et superficielle, doit être réorientée vers l'essentiel, l'utile, l'applicable, vers ce qui en premier lieu assure la sociabilisation et l'intégration ; maîtriser politesse et civisme, savoir lire et compter, posséder du vocabulaire. Mais aussi savoir raconter une histoire, avoir le sens des enchaînements, aimer découvrir, cultiver la curiosité, prendre goût à l'apprentissage.

Pour cela, le rythme scolaire doit être, lui aussi, revisité en profondeur. A l'instar des modèles du nord de l'Europe et notamment de Scandinavie, les après-midis doivent être intégralement consacrés aux activités socialisantes et culturelles : arts plastiques, musique, théâtre, travaux manuels, sport, etc. Comment peut-on imaginer, comme c'est le cas aujourd'hui, qu'une heure par semaine suffit pour enseigner des disciplines de ce type, dites de « sensibilité », par ailleurs si précieuses pour diffuser de l'humanité donc de la démocratie dans la conscience d'adolescents cernés dans leur quotidien ou sur les écrans par la violence ?

Réformer le système éducatif ? Une utopie, si l'on en juge les tentatives passées et qui toutes ont échoué. La citadelle semble imprenable, sans doute parce qu'elle symbolise de manière paroxystique les méfaits de la « catégorisation » ou plutôt de la « corporisation » de la société conduites par les politiques publiques depuis plusieurs décennies...

Il existe deux moyens, très simples, de déclencher le processus de transformation : mettre fin à l'administration centrale du ministère de l'Éducation nationale et surtout à l'inspection générale, qui concentre le monopole des programmes, des manuels, de l'auto nomination, et dont l'arbitrage devrait relever des délégations régionales. Tout ce qui concourt à décentraliser l'organisation d'ensemble est d'une nécessité et d'une utilité impérieuses. Il est réconfortant d'observer combien le corps enseignant est capable d'inventivité, d'audace, d'engagement lorsqu'il est autorisé à prendre des initiatives ; il est désespérant ou plutôt scandaleux de constater combien le fonctionnement centralisé de l'administration et de l'inspection générale étrangle cette faculté. « Libérons » les professeurs, libérons leur envie et leur droit de concevoir, d'expérimenter, d'adapter. Et d'entreprendre.

L'éducation, c'est aussi et même en premier lieu la famille qui la modélise. Le bouleversement des structures familiales, l'explosion du nombre de canaux « exogènes » qui influencent l'enfant, l'évolution du rapport à l'autorité ou à l'autonomisation, transforment eux aussi le substrat de la citoyenneté...

Auparavant, la formation était exercée par le diptyque famille-école. Comme nous l'enseignait Alain Touraine, il y a une cinquantaine d'années cette formation se complétait même d'un troisième « contributeur » : la société des pairs. Désormais, un quatrième « intervenant » est venu bousculer en profondeur les équilibres : il regroupe toutes les formes d'espace virtuel (Snapchat, Whatsapp, Facebook, Twitter etc.), et face à elles, face à la dictature des réseaux, de l'immédiateté, de la rumeur, de l'exaltation, du « buzz » communément retenu, les parents sont impuissants.

Effectivement fondamental à la construction de toute citoyenneté, à la participation du citoyen à la République, est l'exercice de l'impôt. Faire accepter la nécessité et l'utilité de s'acquitter de l'impôt constitue l'une des meilleures parades à la fraude - dont vous proposez de punir de la déchéance de nationalité les auteurs d'infractions majeures. Sur quelle base peut-on réformer le système fiscal afin que la perception de sa nécessité, de son utilité et de sa justice s'impose dans les consciences, et ainsi sustente l'appartenance citoyenne ?

Le système fiscal conditionne et éclaire le système de solidarité. Ce qui particularise la théorie de l'impôt permet de lire ce qui particularise la théorie de la société. La salubrité de la communauté politique est en partie liée à la politique fiscale. Accepter ces paradigmes invite à comprendre et à accepter l'impôt. Et à décider quelques orientations majeures qui toutes vont servir l'exercice de citoyenneté. Parmi elles : fin de l'exemption.

Il est délétère que moins d'un foyer fiscal sur deux s'acquitte de l'impôt ; absolument tous les citoyens, y compris les allocataires du RSA, devraient apporter leur contribution, même de manière symbolique, à la solidarité et à la collectivité. Et en conséquence fin des effets de seuil créés à travers les exemptions fiscales, qui peut être compensée par la réduction des taux. Fin des dispositifs de prélèvement à la source, de CSG (contribution sociale généralisée) et de CRDS (contribution pour le remboursement de la dette sociale), car ils rendent l'acte d'impôt invisible et donc déresponsabilisent. Fin de l'ISF, car dans trop de cas il signifie s'acquitter doublement de l'impôt. Réduction et uniformisation de la TVA. Déploiement d'un système de progressivité valant pour l'ensemble des revenus et pouvant même atteindre des seuils confiscatoires pour les tranches les plus hautes. La surtaxation actuelle des revenus du capital dissuade en effet d'investir, et l'épargne, encouragée, fait elle-même l'objet de prélèvements excessifs. En définitive, un système fiscal « citoyen » doit être clair, simple, lisible, juste, valable pour tous, responsabilisant, et expose les fraudeurs à une répression implacable.

« Les montages très problématiques d'Ernest-Antoine Seillière et de ses acolytes chez Wendel datent de 2007 et n'ont toujours pas été jugés dix ans plus tard. » Ainsi illustrez-vous l'extrême mansuétude qui profite au traitement judiciaire des crimes en « col blanc » et ternit au sein de la société la perception de citoyenneté. Les rédacteurs des lois étant eux-mêmes exposés auxdits délits, est-il crédible d'espérer mettre fin aux indulgences, collusions et compromissions ?

Voilà une nouvelle illustration du processus de transformation de l'État-providence en État-guichet : les producteurs de loi, ces monopolisateurs du pouvoir politique pour la plupart issus d'une École nationale d'administration qu'il faudrait absolument éradiquer, aménagent les lois à leur profit et s'arrangent « catégoriellement. » Dans cette organisation si morcelée de la société, chacun avance ses pions pour qu'ils profitent à son intérêt catégoriel ; les parlementaires sont simplement mieux outillés pour réaliser cette quête en intégrant quelque amendement subreptice. Et la porosité de cette caste avec d'autres également dirigeantes, notamment dans le monde économique, favorise les collusions d'intérêts. Peut-on y faire face ? Je l'ignore. La plupart des parades sont simples à mettre en œuvre, mais la force de résistance des publics « menacés » est considérable. Surtout lorsqu'elle s'allie à un périmètre de pouvoir substantiel.

Qu'il s'agisse de l'éducation, de la réforme de l'État, des mécanismes de la démocratie, du fonctionnement politique, ou de l'impôt, il existe un moyen extrêmement simple d'assurer un juste arbitrage : placer au-dessus de tout le Défenseur des droits. Bien d'autres pays y sont parvenus ; pourquoi la France échouerait-elle ?

« Vivre », « accomplir » sa citoyenneté nécessite de la « conscientiser. » De la pensée guévariste au programme pour l'emploi d'Emmanuel Macron fondé sur la flexisécurité, l'équilibre des droits et des devoirs partage avec l'exercice de la citoyenneté un même socle. Or, par exemple en France, cette citoyenneté est jugée si inconditionnelle, le « droit aux droits » est considéré si naturel, que l'exercice des devoirs devient contrainte. L'extension des droits a-t-elle progressé plus vite que la conscience des devoirs, au point de provoquer une dégradation dudit équilibre ?

C'est incontestable. L'État de droit, que chacun défend aveuglément tel un slogan sans connaître la réalité de ce qu'il est, est à la dérive. Cet État de droit, il est essentiel de le remettre en question, car qui sert-il en premier lieu ? Les riches. En effet, qui est le mieux à même de comprendre ses arcanes, de mobiliser les bons leviers, de financer les meilleurs soutiens ? Les riches. Que dix ans après avoir initié un montage financier, baptisé Solfur, grâce auquel un gain net de 315 millions d'euros fut généré après un investissement de départ de moins d'un million d'euros, le très puissant ex-président du Medef et de Wendel échappe encore à toute condamnation est symptomatique.

Au-delà, quels enseignements ce délitement de l'État de droit suscite-t-il ? Un fait constant dans l'histoire est que la naissance des dispositifs est parfaitement justifiée au moment où on la décide, mais que par la suite leur fonctionnement n'est plus adaptés. Les exemples sont pléthore. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est-elle cohérente avec l'environnement du XXIe siècle ? Non. Le regroupement familial décrété en 1974 était une excellente initiative ; est-il adapté à la situation actuelle de l'immigration ? Absolument pas. Est-il acceptable que le droit autorise les terroristes sanguinaires Salah Abdeslam ou Anders Breivik à exiger des « règles d'humanité » particulières pendant leur incarcération ? Pour demeurer légitime, l'État de droit doit faire l'objet d'incessants toilettages.

L'exercice de la loyauté repose sur des conditions. On est loyal à ce à quoi on croit et à ceux à qui on croit. On est loyal à ce qui apparaît légitime et exemplaire, à ce qui porte une justification et un sens, aussi à ce qui dépasse notre finitude. La réalité, dictatoriale, du matérialisme, de l'éphémère, du virtuel, de l'immédiateté, de la déspiritualisation, peut-elle bien donner des raisons d'être loyal ?

Les nouvelles technologies offrent à la déloyauté d'être devenue une constante au XXIe siècle. Qu'il s'agisse d'amour, d'amitié, de relations professionnelles, la prolifération des outils de communication instantanés et des réseaux sociaux modifie radicalement - en les flexibilisant - les relations sociales. Ces outils permettent d'initier, de rompre, de changer, de choisir dans l'immédiateté là où il y encore peu les rencontres s'anticipaient à l'avance, se préparaient, se concrétisaient. Tout est désormais évolutif dans l'instant, et cette caractéristique de notre contemporanéité permet voire commande de ne pas être loyal. En revanche - et sans que cela soit paradoxal - la « demande » de loyauté est élevée, et la contestation de cette flexibilité tentaculaire, de cette liquéfaction généralisée est grande. Les citoyens réclament des repères. Des ancrages. Lesquels ne sont bien sûr plus une idiote « racine gauloise », mais le serment de bénéficier de la République. République qui, à condition bien sûr qu'on lui donne le cadre, la légitimité, les moyens de les mettre en œuvre, peut épanouir la liberté, peut sanctuariser l'égalité des chances, peut assurer la solidarité à ceux que les accidents de vie, l'infortune ou le handicap frappent.

Lorsqu'ils ne sont pas encore assujettis à la chape familiale ou culturelle, ligotés aux pressions de groupe, décervelés par la publicité, les écrans ou les téléphones portables, les jeunes collégiens portent en eux un formidable gisement d'où émanent des émotions, des aspirations, des réflexions riches d'enseignements. Récemment, je les questionnais sur de possibles vocations professionnelles. L'un d'eux parmi les plus vifs, Slimane, d'origine algérienne, m'a indiqué vouloir devenir médecin. Puis il a ajouté qu'il ne le serait sans doute jamais ; en effet, à quoi sert-il de travailler si on est tiré au sort pour accéder à la première année en faculté... ? Voilà l'avenir que ce prétendu État de droit, que cette République prétendument exemplaire, réservent à un jeune que l'intelligence et la détermination peuvent, ou plutôt pouvaient, destiner à une carrière de médecin.

L'état de « l'éthique » - en matières politique, économique, scientifique, médiatique - peut-il « justement », « noblement » dissuader d'être loyal ? Le degré d'acceptabilité de l'incivisme est-il indexé à la dislocation supposée de l'éthique des institutions et de leurs représentants, mais aussi à la conviction « désormais banale » qu'une oligarchie organisée et corrompue orchestre la démocratie ?

Nous arrivons au bout d'un système. Une sorte de capitulation générale, une sorte même de « conformisme de déloyauté » s'est répandue.

De l'incivisme mou à l'anti-civisme meurtrier en passant par le non-civisme, quelle radiographie de l'incivisme établissez-vous ? Peut-on distinguer des faisceaux communs, des grandes tendances territoriales, sociologiques, historiques, religieuses ?

Il existe un lien entre ces incivismes, c'est-à-dire que tout acte d'anti-civisme meurtrier est la conclusion d'une lente dégradation, qui a pour origine l'exercice de non-civisme ou d'incivisme mou qui se sont juxtaposé et ont peu à peu dérivé. Ce glissement singularise d'ailleurs le profil d'un certain nombre de terroristes islamistes : « décrochage scolaire », absence de construction éducative, ignorance, vulnérabilité, trafic de drogue, destructuration, refuge dans internet, endoctrinement...

... Ce continuum d'ailleurs n'est pas propre au terrorisme...

Absolument. Et ce qui est commun aux dérives de ce type a pour nom laxisme. Laxisme par la faute duquel on repousse les limites morales ou éthiques petit à petit, subrepticement, parfois de manière saccadée, sans véritable conscience de la faute, souvent conforté par l'entourage et... le laxisme législatif et répressif. L'accumulation et la mise en perspective des dérives de François Fillon, révélées pendant la campagne présidentielle, sont caractéristiques. La distinction entre les fautes légales et morales n'est pas toujours aisée, et à partir d'une loi particulièrement permissive autorisant l'emploi de parents comme attachés parlementaires, se superpose une succession d'erreurs ou même de fautes souvent « borderline. » Jusqu'à l'inacceptable, c'est-à-dire le reniement des convictions, la volte-face la plus inouïe lorsque l'engagement à se retirer de l'investiture en cas de mise en examen est balayée d'un revers de main.

De quoi l'incivisme incarné par le « cas » Fillon est-il d'ailleurs le plus symptomatique ? D'amoralité ? De déloyauté ? De rupture de serment ? D'illégitimité ? Une telle « inexemplarité » est-elle compatible avec les devoirs pour partie sacrificiels qu'un Président de la République veut imposer à la population ?

« Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais » : voilà, très trivialement, ce qui résume les dysfonctionnements de François Fillon, finalement eux aussi emblématiques de « l'État-guichet » aujourd'hui dominant. Et qui questionne le principe kantien de l'universalisation du devoir : « que se passerait-il si tout le monde faisait la même chose ? » Là encore, à l'aune des régimes particulièrement spéciaux, c'est-à-dire honteusement avantageux - y compris en matière de retraite - dont bénéficient l'ensemble des parlementaires, comment ces derniers peuvent-ils être crédibles à réclamer la disparition des statuts préférentiels des salariés de la SNCF ou des aiguilleurs du ciel - non sans raison d'ailleurs, tant ces régimes participent au déséquilibre des droits et des devoirs ?

L'une des conditions les plus essentielles à la diffusion de la citoyenneté, à l'acceptation des devoirs comme étant la condition des droits, c'est l'exemplarité de ceux qui dictent la loi. Que nous en sommes loin... Et la perception, d'ailleurs inexacte, que les mêmes professionnels de la politique autrefois tous vertueux sont désormais tous pourris, a des répercussions considérables, aux conséquences sur le fonctionnement de la société et de la démocratie encore bien incomplètes.

La loyauté questionne l'obéissance. Aussi bien pour se construire à l'adolescence que pour nourrir, plus tard, sa raison de penser, d'agir, et d'être, il est essentiel de produire transgression, subversion. Insubordination. À quelles conditions désobéir est-il courage ou incivisme, loyauté ou déloyauté ?

Il faut distinguer les désobéissances vertueuse et préoccupante. Or la première n'est guère vivace et la seconde l'est bien trop, qui se répand et se banalise dans des proportions inquiétantes. Fumer de l'herbe n'est plus sanctionné, regarder des films pornographiques particulièrement avilissants dès 14 ans ou proférer des insultes via Facebook est commun, et désormais même conduire sans permis fait l'objet de menues punitions pécuniaires. Suivant un mouvement comparable à celui de l'incivisme, la dégradation est aussi lente que profonde, qui produit des situations de tolérance... intolérables.

Comment, au nom de la République, peut-on accepter que des « zones à défendre » comme à l'aéroport Notre-Dame-des-Landes ou des « zones de non-droit » comme dans nombre de banlieues gangrénées par de multiples trafics dictent leur loi à la loi ? Comment peut-on accepter que des jeunes de 16 ans aguerris et pleinement conscients de leurs actes échappent à la justice au nom de leur statut de mineur, en réalité totalement décalé de leur véritable « maturité » ? L'absence de limites, en l'occurrence de sanctions, libère les désobéissances les plus nuisibles. Et depuis la mort de Malik Oussekine (le 6 décembre 1986, lors d'une manifestation étudiante), le spectre de la bavure hante les décideurs politiques et donc au sein tant de la justice que de la police entrave l'application des légitimes répressions. Les policiers miraculeusement survivants après avoir été pris au piège de leur voiture délibérément incendiée par une bande de jeunes doivent-ils être moins considérés que ce même public fulminant contre l'excès de contrôles d'identité ?

Ce laxisme a-t-il contaminé toutes les manifestations de toutes les strates de la société ?

Curieusement, non. A ses côtés ou face à lui cohabite une sorte de « religion », elle aussi de plus en plus prospère, de la « non- transgression. » L'art est particulièrement symptomatique de ce constat sidérant, qui appauvrit dangereusement les individus et donc la communauté. Le « politiquement correct » aseptise notre liberté d'expression donc nos relations humaines - professionnelles comme personnelles - donc nos consciences. Critiquer ou rire de l'islam, des juifs, des catholiques, des minorités, des féministes... devient éminemment suspect, voire même répréhensible. Ainsi coexistent désobéissance généralisée et correction politique généralisée qui, une fois agglomérées, produisent un climat d'absolue hypocrisie. Il est capital de rétablir des règles d'autorité et d'obéissance, de durcir le cadre pénal à l'endroit des délits - financiers, d'influence, politiques - aujourd'hui ultra protégés, d'appliquer les sanctions, mais aussi, dans les domaines ne relevant pas de ces champs comme c'est le cas de la culture, d'encourager une transgressivité aujourd'hui atone voire pourchassée. En d'autres termes, relocaliser la transgression là où elle est intéressante et utile non seulement au processus d'individuation mais aussi à la collectivité.

Le patriotisme peut être considéré comme un levier de citoyenneté. Mais distinguer le patriotisme du nationalisme est tortueux. Ce que Donald Trump a entrepris ou promet : expulsion des migrants illégaux, interdiction d'entrée sur le territoire pour six nationalités musulmanes, édification d'un mur avec le Mexique, et aussi, en matière économique, mesures protectionnistes radicales et condamnation du libre-échange, constitue-t-il un dévoiement sournois de l'idéal citoyen ?

Dieu, le dollar et le drapeau : voilà à quoi on peut résumer les croyances de l'immense majorité des Américains, sur lesquelles se fonde l'élan patriotique, bien sûr exacerbé et même manipulé par le nouveau Président - (Yves Michaud connait particulièrement bien les États-Unis, où il exerça comme professeur à l'Université de Berkeley, NDLR). Et cette trilogie ne fonctionne pas en France. Reste qu'universellement le patriotisme constitue, à mes yeux, un dévoiement.

Au XXe siècle, il s'exprima lors de la colonisation et de la boucherie de la Grande Guerre 1914-18. Le patriotisme pour les compétitions de football ou pour consolider l'exigence républicaine, oui. Le patriotisme pour galvaniser le repli, la peur ou le rejet, non bien sûr. Le volet économique du patriotisme répond d'une même logique. Sauf, toutefois, qu'il doit être amendé par la nécessité de real politik, de pragmatisme. Stop à la naïveté ! Peut-on tolérer indéfiniment l'invasion des travailleurs détachés et les manœuvres entreprises par des sociétés polonaises ou slovaques pour composer avec la part d'ombre des lois européennes ou, pire, les détourner sans vergogne ? « Acheter français », n'est-ce pas vertueux ?

L'instrumentalisation du patriotisme, y compris économique, aux fins nationalistes singularise également la politique du Front national. Donald Trump et Marine Le Pen emploient l'exigence, acceptable, du « Made in USA or France » pour ramifier une même idéologie raciale, xénophobe, ségrégationniste. Ou comment deux pays totalement incomparables - historiquement, sociologiquement, économiquement, culturellement - peuvent partager une stratégie...

L'un et l'autre - et particulièrement Marine Le Pen - s'adressent à une clientèle spécifique : celle des laissés-pour-compte. Précaires, archi pauvres, inéduqués mais aussi désormais fonctionnaires de catégorie C, enseignants, artisans, patrons de TPE/PME... Des catégories qui, traditionnellement, sont négligées voire méprisées. Le succès électoral ou populaire des deux tribuns n'est jamais que la conséquence de l'inconséquence des dirigeants politiques qui les ont précédés et ont proprement « oublié » cette « clientèle. »

« La population d'origine immigrée maghrébine et subsaharienne n'est pas intégrée. Ni à la vie civique, ni dans le champ scolaire ni en terme de respect des lois (...) Et ce constat empire dans les cas de binationalité, qui mettent en conflit des principes civiques contradictoires. L'incivisme devient, dans de telles conditions, une fatalité. (...) Et l'afflux massif des migrants en Europe ne fait qu'exacerber le fléau. » Votre diagnostic est radical, il ignore les situations, heureusement nombreuses, d'intégration réussie et vertueuse, il ne mentionne pas les responsabilités exogènes - liées à l'histoire, à la ghettoïsation urbaine, à la ségrégation sociale, à la xénophobie -, il n'est pas fondé sur des statistiques. Cet examen sans nuance n'incarne-t-il pas ce même populisme que vous dénoncez - justement - par ailleurs ?

Les situations doivent être étudiées avec lucidité. L'absence de statistiques ethniques en France est un lourd handicap, car elle interdit de dresser un état des lieux précis, honnête, utile. Grâce à cet outil, nous découvririons que la population d'origine immigrée est sans doute sensiblement mieux intégrée qu'on ne le croit, et aussi qu'une frange non négligeable est rétive ou hostile au cadre républicain. Une non intégration qui d'ailleurs prend des formes très diverses, parmi lesquelles il faut retenir l'absentéisme.

Oh, ce mal qui ronge la diffusion de l'enseignement n'est pas propre aux seuls établissements scolaires des banlieues à forte proportion d'origine immigrée ; dans le collège d'une commune cossue où j'intervenais l'an dernier, les professeurs devaient composer avec l'absentéisme de convenance, celui qui résulte d'un retour trop tardif des vacances au ski ou au soleil... Toutefois, à Gennevilliers que je prends pour exemple des collèges du même type, il est mesuré que l'absentéisme « explose » non seulement dans la période du ramadan, mais plus régulièrement en juin et en septembre. Simplement parce que le coût du transport pour rejoindre la Tunisie ou l'Algérie est moins onéreux. Soyons conscients que l'absentéisme est un élément révélateur de la difficulté ou du refus de s'intégrer, et qu'ainsi « toléré » par le laxisme du rectorat, participe à la destructuration éducationnelle et sociale des jeunes.

La crise des migrants, provoquée ou encouragée par une politique européenne à l'international tout à fait inconsistante, est appelée à durer longtemps. Très longtemps. Elle mêle de vrais réfugiés politiques, de vrais réfugiés religieux, de vrais réfugiés économiques mais aussi de vrais voyous - réseaux de prostitution, passeurs -, de vrais inciviques voire de vrais terroristes avérés ou en devenir. Cette vague exige des traitements différenciés, appropriés. Qui ont pour socle commun un absolu impératif : apprendre le français.

Désolidariser l'éventail des mesures de rétorsion du contexte social des « coupables » n'est pas juste. D'aucuns - dont vous-même - revendiquent la suspension des prestations sociales en cas d'absence répétée et de décrochage scolaire des enfants. Mais peut-on considérer également le cas d'une femme travaillant de nuit et élevant seule ses enfants dans un minuscule appartement d'une cité insalubre, de celui d'une famille de cadres ou de fonctionnaires établie dans un pavillon paisible ? Les degrés de culpabilité de l'un et de l'autre ne sont pas comparables, et la dureté des sanctions ne peut pas l'être non plus...

Mais on a le droit « aussi » de se placer du côté de l'Éducation nationale - par ailleurs financée par la collectivité et qui assure la gratuité des cours - et de dénoncer l'un des phénomènes qui participent à paralyser son fonctionnement et à ronger son efficience ! Vous mettez-vous à la place des enseignants qui ont l'obligation de faire cours à des enfants qui y assistent occasionnellement, quand bon leur semble et qui se placent eux-mêmes en situation de décrochage total ? Vous êtes-vous interrogé sur les raisons qui conduisent un (bon) tiers desdits enseignants des établissements « difficiles », usés par les conflits, les menaces, la violence, les pressions - enseigner Darwin, c'est s'exposer à une levée de boucliers ! -, la prolétarisation de leur condition, à donner leur voix au Front national ? Là encore l'existence de statistiques ethniques permettrait d'éviter les amalgames grossiers, de distinguer les situations, d'ajuster les dispositifs et les remèdes. Nul doute que l'on saurait alors discerner les cas justifiant accompagnement social et punition, indulgence et fermeté.

La punition doit être la même pour tous : c'est un principe d'équité républicaine, important pour cultiver la citoyenneté. En revanche, les dispositifs de réhabilitation et de soutien doivent être adaptés aux circonstances. Et puis il faut être inventif. Pourquoi ne pas instaurer des peines d'éducation ou des peines culturelles ? Imposer de lire puis de commenter La princesse de Clèves, Guerre et Paix, ou A la recherche du temps perdu aurait quelque vertu civilisatrice.

Toutes ces mains tendues aux migrants, ces cœurs qui transgressent la loi, ces regards de compassion et de bienveillance, sont-ils ceux d'âmes valeureuses ou irresponsables, humaines ou coupables ? Le « défi » que la vague migratoire pose aux citoyens occidentaux, n'est-elle pas « aussi » l'opportunité de faire grandir notre humanité, ou plutôt nos humanités individuelle et collective, de consolider notre citoyenneté ?

Ces « âmes généreuses » ont tort. Il faut distinguer l'acte de charité, pleinement fondé, de la parole de bienveillance, irresponsable. A force d'entendre ou de lire telle chancelière allemande ou tel Pape les exhorter à rallier l'Europe, les réfugiés sont pleins d'enthousiasme, vendent tous leurs biens pour financer les exploiteurs de ce que l'on peut dénommer un véritable « tourisme migratoire », prennent des risques humains terribles, et une fois parqués en Grèce, à Calais ou à Francfort, découvrent que la promesse et l'espérance seront vaines. Imagine-t-on l'ampleur du désenchantement, mais aussi de l'aigreur et du ressentiment qui peuvent en découler ?

Certes, mais comment tout humaniste peut-il éluder les conditions d'accueil de populations dont l'Occident et notamment l'Europe sont en partie responsables, par leur stratégie géopolitique inconséquente, de la détresse ? L'Occident n'est-il pas redevable du chaos qu'il a provoqué dans cette région dès 2003 en Irak ? Entre le « sentimentalisme », dont vous accablez Angela Merkel ou François, et une fermeture brutale et hermétique des frontières, n'existe-t-il pas un « chemin médian » ?

Voilà effectivement l'origine principale du drame : nous-mêmes, qui avons mis le feu sous le règne des Bush père puis fils, mais aussi avec la complicité de la France - notamment en Libye. De l'Afghanistan à la Syrie, et nonobstant des contraintes géopolitiques que nous savons bien sûr éminemment délicates, les États-Unis ont été les figures de proue d'une stratégie folle, d'une incompétence notoire. Les conflits d'Orient concernent les pays d'Orient. Et cette règle s'impose depuis le XVIIIe siècle. Pour l'avoir déchirée, pour avoir cru - bien souvent au nom de motivations masquées bassement économico-financières, comme ce fut le cas avec le « pétrole irakien » - qu'il était légitime à s'immiscer, parfois au nom du droit d'ingérence, dans l'extraordinaire complexité de l'histoire, des coutumes, des rivalités religieuses, des guerres ethniques, des enjeux énergétiques, l'Occident est aujourd'hui confronté à son miroir. Et même en son sein, l'Europe se comporte odieusement, abandonnant lâchement le « front » à la Grèce et à l'Italie, déjà minées par la crise économique. Alors oui, nous sommes redevables. Mais non, pas à n'importe quel prix. Et certainement pas celui d'un accueil de masse, délétère pour toutes les parties prenantes.

L'identité de la France s'est, pour partie, construite au Siècle des Lumières puis dans une tradition d'accueil, d'asile, d'ouverture au monde singulière. Et c'est dans ce terreau, dans cet héritage identitaire que l'immense majorité des Français ont façonné leur propre identité. Votre comme mon identité résultent de ce mouvement. Les réalités migratoire, terroriste, sociologique telles que vous les décrivez, enjoignent-elles de reconsidérer cette part de notre identité commune, de mettre fin au multiculturalisme ? Ces migrants constituent-ils une menace pour des citoyennetés en Europe ?

Qu'ils n'appartiennent pas à la culture religieuse « historique » de l'Europe : la chrétienté, n'est pas un obstacle dès lors qu'ils décident de souscrire aux règles républicaines. En revanche, leur méconnaissance de notre culture politique démocratique est un handicap sévère à leur assimilation citoyenne. Comment peut-on embrasser naturellement le socle de la citoyenneté française ou allemande lorsque soi-même, ses parents, ses grands-parents, avons vécu sous un régime théocratique voire despotique, sous une constitution ignorant la séparation du culte et de l'État, sous la coupe d'une religion dont certaines expressions sont incompatibles avec les racines républicaines ?

Considérez-vous dès lors que les attributs théologiques et cultuels de la religion musulmane hypothèquent l'exercice d'une citoyenneté occidentale - au-delà de française ?

Comment peut-on séparer la charia du droit positif ? Cette question, qui cerne les enjeux de l'islam politique, est absolument centrale, et des réponses qui lui sont apportées dépendent les conditions de cette (in)compatibilité avec la citoyenneté telle qu'elle est vécue intimement et se pratique publiquement en Europe. À l'instar d'Abdelmajid Charfi, nombre d'intellectuels et de théologiens éclairés au Maroc, en Tunisie ou en Égypte s'y affairent, et explorent les voies non d'une sécularisation de l'islam mais d'une circonscription au seul domaine religieux. D'ailleurs, dans la Tunisie qui a initié le « printemps arabe », les islamistes d'Ennahdha ou les figures du féminisme islamiste ont accepté que la charia ne figure pas dans la nouvelle constitution démocratique et ont sanctuarisé le principe de « liberté religieuse. » C'est un progrès qui doit être souligné. Et d'ailleurs que les Européens doivent saluer avec humilité : quel pays n'a pas (eu) dans son paysage politique des formations « démocrates-chrétiennes » ?

L'islam serait-il donc naturellement (in)soluble dans la République ?

L'islam est absolument incompatible avec la République. Mais ne nous méprenons pas : tout pouvoir religieux est difficilement compatible avec le pouvoir républicain, et l'islam l'est simplement davantage que d'autres, et même consubstantiellement. L'une des conditions à l'accomplissement de l'aspiration citoyenne est d'être parvenu à repousser les expressions, les manifestations de la religion au plus loin dans la croyance intérieure ; trois siècles furent nécessaires pour que les pays d'Europe y parviennent à partir du XIVe siècle, le labeur est long, cahoteux, parfois périlleux.

C'est à cela que les dirigeants et les ressortissants des pays musulmans doivent s'employer s'ils veulent ajuster leurs nations sur les fondements citoyens de l'Occident démocratique. Ils doivent œuvrer à éradiquer toute motivation ou tout prosélytisme anti-républicain si répandus et si insupportables, et pour cela peuvent s'inspirer de ce qui annonça le contrat social : une crise de l'autorité, une contestation sans précédent de l'autorité, c'est-à-dire la quête d'un modèle qui assure au peuple de « s'obéir à lui-même » plutôt qu'aux suzerains de toutes sortes (roi, empereur, pape, seigneur)... Et c'est l'association de cette quête au confinement, même à la claustration « intérieurs » de la foi qui autorise la réalisation de la théorie de la souveraineté...

... Laquelle fait l'objet d'interprétations extrêmement sensibles. L'idéologie souverainiste constitue l'humus commun à toutes les formations politiques anti-européennes et sécessionnistes. L'attribut « national » communément arrimé à la souveraineté n'est-il pas aussi dangereux qu'obsolète ?

Une fois, effectivement, qu'il est désindexé du caractère « national », le concept de souveraineté n'est nullement dépassé. Le « pouvoir souverain » est celui que décident les citoyens réunis ensemble. À ce titre, il n'est pas mécaniquement synonyme de démocratie, puisque lesdits citoyens peuvent le confier par exemple à une monarchie constitutionnelle, et même à une sorte de Léviathan ou de tyran ainsi imaginés par le philosophe anglais Thomas Hobbs (1588-1679). L'organisation de ce pouvoir souverain découle de la constitution de la communauté politique, laquelle peut prendre des formes ethniques ou religieuses - cette dernière caractérise notamment l'Arabie saoudite. Être Européen, c'est accepter l'héritage de plusieurs siècles de la « communauté politique » qui la particularise.

Toute crise constitue une dynamique de transformation, et doit être considérée également comme l'opportunité d'y déceler des germes féconds. La crise d'autorité qui résume votre examen n'est-elle pas la simple métamorphose de la légitimité de l'autorité, du rapport à l'autorité, de l'exercice de l'autorité soumis à des injonctions certes contestables mais aussi vertueuses ?

La période que nous traversons est celle d'un basculement, et sans restauration d'une certaine autorité dans chaque strate - politique, éducationnelle, économique, sociale - composant la société, on ne peut qu'être pessimiste. Et que personne ne croie que la réhabilitation de l'autorité soit redoutée par ceux qu'elle est censée viser ; l'étude sur l'autorité que j'ai effectuée avec un enseignant d'un établissement de Seine-Saint-Denis révèle que dans sa majorité et une fois les « irrécupérables » exclus de la classe, cette jeunesse supposée turbulente aspire à l'ordre, apprécie le calme, savoure un climat qui permettent de découvrir, d'apprendre, de comprendre. De s'instruire.

« Reconstruire la citoyenneté, c'est revenir aux idéaux d'engagement citoyen, c'est créer les conditions d'une citoyenneté voulue, engagée, et non passive et consommatrice de droits et de devoirs. » Et vous assortissez votre programme d'une liste de sanctions pour les citoyens renégats : privation des droits politiques, économiques, sociaux ; déchéance de la nationalité pour les auteurs de « crimes de trahison ou punis de peines infâmantes et afflictives », application intransigeante des peines, remise en question du regroupement familial, durcissement du système pénitentiaire et judiciaire, recours à l'apatridie, et même « peine de mort civile. » Une longue énumération - dont d'ailleurs vous assumez qu'elle puisse être « choquante » - que ne contrebalance aucune éclaircie. Or, construire sa citoyenneté, ce n'est pas que charge, défense, lutte ; c'est aussi dynamique, joie, perspective, partage...

Davantage que celui de plaisir ou même de joie, le levier de l'intérêt est le plus efficace pour justifier et donc motiver la démarche de citoyenneté. Et c'est d'ailleurs ce que la formation civique devrait intégrer dans sa pédagogie. Être citoyen, c'est-à-dire souscrire aux règles de L'État de droit républicain, apporte de nombreux avantages : protection contre l'arbitraire du pouvoir - même si, dans ce domaine précis de la justice et comme le dénonçait déjà Montesquieu, le chantier de l'indépendance est immense, qui exhorte à une stricte étanchéité des pouvoirs non seulement exécutif et législatif, mais aussi judiciaire afin de conjurer toutes les confusions synonymes de despotisme -, sanctuarisation de la liberté, égalité des chances favorisée par la méritocratie et l'élitisme républicains, solidarité (soins, etc.). Donner conscience de cette réalité est déterminant pour valoriser l'acte de citoyenneté.

Aux commandes de l'École nationale des beaux-arts de Paris (1989-1997), vous avez exercé une responsabilité de dirigeant et de manager. L'organisation, les desseins, les réalités - aussi bien sociales qu'économiques - de l'entreprise forment-ils un terreau de citoyenneté ? « Entreprise citoyenne », locution copieusement employée ces vingt dernières années et à bien des égards instrumentalisée à des fins marketing, constitue-t-elle un oxymore ? Ou peut-elle, à certaines conditions, revêtir une réalité ?

Dans un tel établissement, il existe quelques moyens de participer à l'éveil ou à la prise de conscience citoyens. Le premier auquel je m'étais employé, était de simplifier et de clarifier le fonctionnement avec pour objectif de désengorger l'excès de bureaucratie et de responsabiliser. L'inventivité, remarquable, dont les collaborateurs, associés à la démarche, firent preuve accoucha d'initiatives intéressantes. C'est dans ce sens que j'avais notamment redéfini de fond en comble le règlement intérieur - dans les limbes depuis un siècle -, de sorte qu'il soit à la fois très scrupuleux et source de grande liberté. Exemple ? Le conseil de discipline était composé jusque-là majoritairement de personnel administratif et minoritairement de représentants étudiants ; j'ai inversé le rapport, et en huit ans nous n'avons prononcé qu'une seule convocation en conseil. Bien sûr, il y eut aussi quelques couacs. Il en fut de la disparition, souhaitée dans cette même logique de simplification, des contrôles des documents étrangers préalables à l'inscription. Je militais pour le modèle américain : une déclaration sur l'honneur de l'authenticité desdits documents, toute mystification se soldant par la sanction appropriée. Lorsqu'au moment de conclure son cursus et donc après cinq années d'études nous découvrîmes qu'un futur diplômé originaire de Bulgarie avait falsifié son expérience préalable, je décidai de ne pas apposer ma signature sur son parchemin. En dépit des nombreuses pressions pour que je fasse preuve d'indulgence. Le respect du contrat passé, le respect de la parole, et donc la stricte application des règles édictant l'équilibre des droits et des devoirs, c'est cela, aussi, être en citoyenneté.

La situation des entreprises marchandes et privées est différente. Trois grands corps les composent : celui des actionnaires, celui des salariés - parmi lesquels le cercle des dirigeants doit être distingué -, celui des clients. Et on pourrait ajouter celui de l'environnement (impacts social, territorial, climatique, etc.). Or la gouvernance censée assurer l'équilibre des devoirs et surtout des droits de toutes ces parties prenantes n'est qu'une illusion, et même une imposture. Leurs intérêts sont intrinsèquement en conflit, il est extrêmement rare sinon de les accorder au moins d'assurer leur convergence, et dans ces conditions conférer aux entreprises un rôle de citoyenneté n'est pas crédible. Surtout lorsqu'elles sont davantage assujetties au capitalisme financier et spéculatif - déterminé à confisquer sans vergogne et sans moral le produit du travail - qu'au capitalisme entrepreneurial et d'innovation.

La manière dont le cénacle politique et les candidats à la Présidentielle se sont emparés du « sujet » de la citoyenneté, et surtout de ses supports - identité, équilibre des droits et des devoirs, préférence et déchéance nationales, etc. - doit-il désespérer de ce que le successeur de François Hollande est appelé à mettre en œuvre dans ce domaine ?

Comment ne pas être déprimé ? Comment croire encore ? La France a besoin de réformes radicales, en profondeur. François Fillon ? Exclu, car la mise en œuvre de ces réformes ne peut être conduite que par un Président considéré intègre, dont les actes sont cohérents avec les discours. Emmanuel Macron ? Son besoin de rallier un électorat très large l'amène à engager des promesses catégorielles, et son excès de bienveillance s'apparente à un maquillage censé faire illusion et masquer l'absence de fond. il est un disciple de François Hollande, parfaitement croqué par le député de l'Essonne Malek Boutih l'assimilant à un guichetier distribuant les prébendes au gré des groupes sociaux venus le solliciter. Quant à Marine Le Pen, porte-voix d'un archipel de catégories sociales injustement déconsidérées, son programme est simpliste, inapplicable et même dangereux. Réformer l'État exige de ses architectes exemplarité, courage. Et intelligence. Qu'il est loin le temps de Michel Rocard premier Ministre...

À quelles conditions « réalistes » - compatibles avec le marché de l'emploi, le secteur artisanal, les compétences associatives, les sources de financement public -, un service civique universel peut-il voir le jour ? L'engagement d'Emmanuel Macron de restaurer un service militaire devrait vous séduire...

Ce trimestre de service civique aurait d'abord pour objet d'établir un contrôle : de la santé, des connaissances, des aptitudes. Ainsi pourrait-on repérer et réparer tout à la fois ceux qui sont en panne de savoirs et ceux dont le formidable potentiel intellectuel est en jachère. Il permettrait aussi un réel brassage social, aujourd'hui rendu impossible par toutes les politiques publiques catégorisant, cloisonnant, hiérarchisant. Enfin, cette jeunesse serait appelée à exercer des tâches qui favorisent la découverte, la curiosité, l'utilité, le labeur, l'effort, l'inconfort, le respect, la solidarité... bref, ce qui compose l'appartenance citoyenne.

« L'état de santé » de la citoyenneté en France apparaît comme « un » élément de la radiographie sociale, sociétale, humaine, même civilisationnelle de notre contemporanéité, il « dit » substantiellement de la volonté et de la capacité individuelles et collectives de créer et de bâtir ensemble, et même, comme notre dialogue l'introduit, de vivre ensemble. Le malade est au plus mal...

C'est incontestable. Mais ce n'est pas définitif. Le monde est un mouvement perpétuel, qui périodiquement brille et s'affaisse, progresse et stagne - voire recule. À l'usure ou à la dégradation momentanées, il existe des pansements, des remèdes, dont la nature et la puissance sont adaptées à l'ampleur du mal. Ce XXIe siècle est celui d'un changement monumental de paradigme, d'un contexte de révolution. Oui, nous sommes potentiellement en révolution, et il est l'heure de nous mettre concrètement en révolution. Juguler le déclin intellectuel et moral est à ce prix.

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Commentaires 2
à écrit le 06/05/2017 à 10:02
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Il y a ceux qui dépriment et ceux qui construisent. C'est étonnant cette vision partiale et qui décourage! Positiver c'est une meilleure façon de vivre

le 08/05/2017 à 11:57
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Tout va très bien Madame la Marquise ....

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