Arnaud Mourot (Ashoka) : "La prochaine révolution sera sociale"

Pour réussir, mieux vaut travailler ensemble. Telle est la philosophie que semble adopter Arnaud Mourot, directeur général Europe d'Ashoka, réseau mondial d'entrepreneurs sociaux. Il prône la création d'une "Social Tech", équivalent de la French Tech pour porter l'innovation sociale. Pour lui, une collaboration gagnant-gagnant-gagnant entre entrepreneurs sociaux, entreprises et pouvoirs publics est la clé du développement de ce secteur. Quelques barrières restent à franchir cependant, à commencer par la recherche du business model et le financement. Une certitude : maintenant que les entreprises ont fait leur révolution digitale, place à la "révolution sociale".

Acteurs de l'économie - La Tribune. Dix ans après le lancement d'Ashoka en France, quel est le bilan de l'organisation, qui a été classée, en 2017, 5e ONG la plus influente du monde ?

Arnaud Mourot. Au lancement d'Ashoka, l'entrepreneuriat social était inconnu. Il n'existait aucune structure dédiée au soutien des entrepreneurs sociaux. Seule une école, l'ESSEC, évoquait ce sujet, mais avec une approche académique. Si bien qu'au départ, nous avons ressenti une certaine défiance de l'économie sociale et solidaire, vis-à-vis de l'entrepreneuriat social, qui fait la part belle aux entreprises quand l'ESS fait la part belle au collectif.

Chez Ashoka, nous avons voulu démontrer que l'entrepreneuriat social est une passerelle, un modèle hybride entre le social et le business. Si la finalité des entrepreneurs sociaux reste avant tout sociale, dans leur modèle économique, dans leur façon de s'organiser, dans leur façon d'appréhender les problèmes sociétaux, il existe une dimension différente : celle de l'innovation. Un entrepreneur social est, par essence, innovant. Il ne cherche pas à résoudre les symptômes d'un problème, mais plutôt sa racine.

Depuis dix ans, l'un des principaux changements que nous avons observés est une reconnaissance accrue de l'entrepreneuriat social, et surtout la création d'un écosystème, avec une accélération ces cinq dernières années.

Comment expliquer cette évolution ? Est-elle liée à une prise de conscience des individus, à cette quête de sens dans sa vie professionnelle ou encore à une plus grande implication des pouvoirs publics ?

Nous avons besoin de trouver des solutions nouvelles pour les grands enjeux de société. Les écarts se creusent, les problèmes se complexifient et de nouveaux apparaissent. Par exemple, l'explosion du digital permet d'améliorer la vie de millions de personnes. Mais il engendre de nouveaux questionnements sur la vie privée, la sécurité ou l'obésité. Systématiquement, de nouveaux problèmes apparaissent, et il faut continuer à trouver des solutions innovantes. Or, les Etats sont parfois dépourvus, les problèmes changent plus vite que la capacité de la puissance publique à évoluer.

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Cependant, il ne faut pas créer d'antinomie entre l'Etat d'un côté, et les entrepreneurs sociaux de l'autre. Nous avons besoin de la dimension innovante des entreprises, de la force de frappe du business comme de la capacité organisatrice et régulatrice de la puissance publique. L'avenir se trouve dans des formes plus hybrides de collaborations.

Si les politiques publiques n'ont pas été pionnières, elles organisent l'écosystème, avec par exemple la Loi Hamon, ou différentes initiatives menées par les acteurs sur le territoire, dont le Grand Lyon.

Pourtant, dans une interview vous expliquez que trop légiférer n'est pas nécessairement la meilleure solution pour aider au développement de l'entrepreneuriat social. L'implication des pouvoirs publics est-elle finalement salutaire ?

L'entrepreneuriat social est un état d'esprit, une façon de regarder le monde, et d'agir, et non pas un statut juridique. En Grèce, où nous sommes en train de lancer Ashoka, la puissance publique a pris les devants. Mais elle a tellement légiféré, qu'elle a coupé les ailes des entrepreneurs sociaux. Trop souvent, on légifère pour éviter des dérapages auxquels, finalement, personne n'a jamais été confronté.

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En revanche, la puissance publique a intérêt à regarder l'innovation, à la soutenir, à faire en sorte qu'elle se développe car c'est une façon pour elle d'innover à bas prix : les entrepreneurs sociaux sont en train d'inventer la façon dont nous allons nous occuper des personnes âgées demain, la façon dont nous allons réformer le système de santé ou de l'éducation après-demain. Plutôt que d'encadrer ces entrepreneurs, mieux vaut apprendre d'eux pour inspirer ensuite des politiques publiques thématiques qui vont, non seulement permettre de mieux s'occuper des personnes, mais aussi d'une manière moins coûteuse. L'une des caractéristiques de l'entrepreneur social est son efficience, autrement dit sa capacité à s'occuper d'au moins autant de personnes, mais avec un budget moindre.

Cet intérêt à la fois économique, social et d'innovation nous pousse à penser qu'il faut un équivalent de la French Tech pour les innovateurs sociaux afin de faire en sorte que des territoires, des institutions publiques et privées facilitent et accélèrent le développement de l'entrepreneuriat social en France.

Arnaud Mourot Ashoka

"Historiquement, Ashoka est un accélérateur. Mais nous sommes en train de travailler sur l'impulsion d'une dynamique collective autour de grands sujets de société."

La French Tech a notamment été portée par la secrétaire d'Etat chargée du numérique, Axelle Lemaire. Avez-vous présenté cette démarche auprès du gouvernement, et quels échos avez-eu obtenus ?

Axelle Lemaire, Martine Pinville et Bercy se sont montrés favorables à cette idée de création d'une Social Tech. Maintenant, nous devons démontrer la pertinence de ces modèles hybrides. Au-delà des aspects fiscaux, ce qui empêchait social et business de travailler ensemble était un problème de culture et de compréhension commune. Désormais, l'entrepreneur social comprend le langage de l'entreprise. Il est essentiel de créer des alliances ainsi que des partenariats gagnants-gagnants-gagnants entre les acteurs. Tant de questions sur lesquelles il faudra travailler pour imaginer ce que sera cette Social Tech.

Historiquement, Ashoka est un accélérateur. Mais actuellement, nous sommes en train de travailler sur l'impulsion d'une dynamique collective autour de grands sujets de société. Cette démarche a donné naissance au centsept à Lyon, où nous avons créé un lieu dédié à l'innovation social, au sein duquel les entrepreneurs collaborent avec la puissance publique et les entreprises privées, qui s'intéressent de plus en plus à ces questions. Les problèmes sont si importants qu'il est difficile d'imaginer qu'une seule classe d'acteur réussisse à les résoudre seul.

Peut-on imaginer la création de nouveaux tiers-lieux, à l'image du centsept, dans d'autres villes en France ?

L'innovation sociale n'est pas nationale, elle est au plus près des populations. Les entrepreneurs sociaux ne font pas du McDonald's, avec des franchises. Ils partent souvent d'un besoin local, et éventuellement, par la suite, ils se développent. Pour permettre cette intégration au plus près de bénéficiaires, les territoires doivent être en capacité de comprendre ce qu'est l'innovation sociale, de l'accueillir et de la cultiver. Ils forment un maillon essentiel.

Nous essayons d'approcher d'autres régions, comme le Nord, où la dynamique est intéressante : les enjeux de société sont majeurs, le tissu associatif est pertinent et le monde du business est actif. Nous regardons aussi du côté du Grand Ouest avec Nantes.

L'idée est d'identifier les territoires les plus matures pour accueillir l'innovation sociale et de créer les conditions de la rencontre des acteurs pour inventer les modèles de demain. En cela, le centsept est précurseur de ces futurs tiers-lieux. Notre stratégie vise à faire du centsept un lieu pertinent et dynamique. Je suis d'avis que beaucoup de curieux viendront voir ce qui se passe à Lyon, et grâce à un effet boule de neige, nous verrons ensuite comment le dupliquer ailleurs, que ce soit en France mais aussi à l'international.

Nous sommes actuellement en période électorale. La question de l'entrepreneuriat social a-t-elle été suffisamment abordée par les candidats à l'élection présidentielle ?

Le problème n'est pas sur la table. Cette année, nous avons décidé de ne pas faire comme lors de la dernière élection. Nous avions rencontré tous les candidats, ils avaient formulé de belles promesses mais rien ne s'est passé. Cette fois, nos entrepreneurs font, en direct, du lobby pour leurs propres sujets.

Comme la meilleure preuve que nous puissions apporter est l'exemple, nous concentrons notre énergie pour montrer que les initiatives que nous développons sont pertinentes. C'est ainsi que nous avancerons car si nous arrivons à établir des modèles efficaces, derrière ce sera repris.

Outre cette idée que la clé de développement de l'entrepreneuriat social est d'arriver à construire un maillage entre l'entrepreneur social, l'entreprise classique et les pouvoirs publics, quels sont les autres enjeux de l'entrepreneuriat social aujourd'hui ?

Il faut désormais s'attaquer collectivement aux grands sujets. Nous nous sommes rendu compte que sur les 3 500 entrepreneurs sociaux d'Ashoka, un millier travaille sur l'éducation et la jeunesse. Bien que répartis sur l'ensemble de la planète, ils travaillent tous sur la notion d'acquisition des soft skills. Dans le monde qui s'annonce, si nous ne permettons pas à nos enfants d'être plus adaptables, plus agiles, alors ils n'iront nulle part. Nous devons leur apprendre les compétences qui vont leur servir de façon transverse. Déjà aujourd'hui, les employeurs affirment qu'ils ont besoin de collaborateurs qui ne soient pas des clones mais plutôt des individus créatifs, entreprenants, réactifs.

CentSept

David Kimelfeld, Philippe Imbert, Mathilde Aglietta et Léna Geitner présentent le centsept, à Lyon.

Nous voulons donc rassembler entrepreneurs sociaux du champ éducatif, des professionnels du secteur - comme les directeurs d'établissements qui innovaient jusqu'à présent dans l'ombre - et d'autres parties prenantes, qu'elles soient publiques ou privées.

Cette même dynamique collective a également été lancée dans d'autres secteurs comme la santé, ou la précarité énergétique. Au total, nous avons identifié dix thématiques, comme le digital ou la mobilité. Ce sont les grands défis du monde. Un des enjeux de l'entrepreneuriat social est de ne plus seulement aider au développement des entreprises mais aussi de générer des dynamiques collectives.

Autre enjeu de l'entrepreneuriat social, les financements, parfois difficiles à trouver si bien que les entrepreneurs se retrouvent confrontés à une impossibilité de monter en gamme. Quels modèles de financements peut-on imaginer ?

Aujourd'hui, la grande mode est l'impact investing, qui consiste à créer des fonds d'investissements finançant des projets ayant un impact social. Mais il ne résout pas tous les problèmes. Celui du financement des entreprises sociales est d'abord un problème de modèle économique. Or, il est différent selon le secteur, les clients, les partenaires.

L'autre question est de trouver, dans des phases de développement importantes, des capitaux qui permettent de changer d'échelle. Bien souvent, il existe une inadéquation entre l'offre et la demande : il y a plus d'argent disponible que de projets d'entrepreneurs sociaux. Ce dont ont besoin les entrepreneurs est souvent différent de ce que recherchent les investisseurs : un fonds d'impact investing est avant tout un fonds d'investissements. De fait, les personnes qui investissent attendent une plus-value. Or, il est impossible de prendre du capital dans une association, statut le plus courant dans l'entrepreneuriat social.

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Nous imaginons actuellement des modèles économiques basés sur la monétisation de l'impact social. Prenons l'exemple d'un entrepreneur qui permet à la sécurité sociale de réaliser 100 millions d'euros d'économies chaque année, grâce à son modèle innovant de prévention santé par le sport. C'est le cas de Ciel Bleu, la première entreprise sociale qu'Ashoka France a accompagnée. Il est possible d'imaginer que la collectivité rétrocède 5 à 10 % de cette somme à l'entrepreneur. Dans ce modèle, à chaque fois que l'entrepreneur social permet à une personne, un organisme de réaliser des économies, une partie lui est rétrocédée.

Dans un premier temps, il nous faut identifier les différents modèles économiques, dans une démarche de capitalisation du savoir dans le champ de l'entrepreneuriat social. En parallèle, nous essayons, toujours dans cette idée de dynamique collective, de rassembler les acteurs. Si entrepreneur social, assureur et collectivité locale sont autour de la table, il est possible de trouver un modèle d'entente. Outre la démarche collective, les défis de l'entrepreneuriat social seront le financement ainsi que la capitalisation du savoir pour éviter de réinventer la roue et apprendre des autres.

Comment voyez-vous l'entrepreneuriat social dans les cinq à dix prochaines années ?

L'entrepreneuriat social sera plus divers et varié, tant dans les modèles économiques que dans les formes juridiques. Le digital va également vernir percuter l'entrepreneuriat social. Les entrepreneurs sociaux vont intégrer le digital, mais à l'inverse les pure-player digitaux vont chercher à avoir un impact social. Ce phénomène, qui a déjà débuté avec des précurseurs comme Couchsurfing, va s'accélérer.

Depuis dix ans, les grandes entreprises ont compris que le digital était essentiel, et elles ont toutes fait leur révolution. La prochaine révolution sera sociale. Demain, de plus en plus d'entreprises feront du social sans le dire, ou du moins sans avoir cette dénomination d'entrepreneur social.

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