Daniel Kawka, chef d'orchestre et d'entreprise : le boss

Il exerce au pupitre des plus grands ensembles internationaux, auprès des plus prestigieux solistes, au service des œuvres romantiques ou contemporaines les plus illustres. Mais ce disciple de Boulez et de Wagner est "aussi" aux commandes de ses propres orchestres et des entreprises qui les cornaquent. Une mise en perspective de ses responsabilités de "double" chef, d'orchestre et d'entreprise, qui éclaire lumineusement les enjeux autant d'innovation que de management.
"Ma seule véritable "peau" est celle de chef d'orchestre, mais mes responsabilités d'entrepreneur et de gestionnaire placent encore plus haut le seuil d'exigence artistique", témoigne Daniel Kawka.

La musique, la création artistique, l'aventure entrepreneuriale occupent les plus reculées anfractuosités de votre conscience, de votre humanité. De votre âme. Vous êtes un homme heureux...

(Sourire). Absolument. En phase avec la vibration profonde dans laquelle je parcours le monde, j'apporte, à ma mesure, quelques contributions à l'édifice de la conscience universelle mais aussi à celui de la beauté. Car qu'est-ce que la musique si ce n'est la beauté ? Il est un merveilleux privilège de parcourir cet univers en plaçant bout à bout les réflexions sur son être, sur la musique et sur la manière ou les moyens - les mains, la sensibilité, l'orchestre - dont on peut dispenser cette musique au monde.

Quelle aventure ! On n'en connaît pas véritablement la finalité, même si la diffusion et le partage de l'émotion profonde qu'exerce l'œuvre en forment une, capitale. De la gestation de l'œuvre à la réception par le public, on chemine sur un parcours au bout duquel s'exprime une joie, fondamentale. Comment dès lors ne pourrais-je pas être un homme heureux ?

Cette singularité, c'est-à-dire aussi le mystère, impénétrable, qui vous lie si entièrement à l'émotion de l'art reçu et créé, fait-elle de vous un homme « autre » ? Comment vous permet-elle de regarder le monde ? Et quel citoyen de ce monde modèle-t-elle ?

Suis-je un homme différent ? Je ne le crois pas. En « passeur », en « conducteur » qui relie une énergie d'un point à un autre, je travaille à transférer un message poétique à travers l'étude première d'une partition. Celle-ci révèle « une » dimension du sens de la musique ; l'« autre », on la recherche dans la connaissance et l'approfondissement du contexte politique, culturel, philosophique, sociologique dans lequel l'œuvre a été écrite. Ce double cheminement est essentiel pour comprendre, s'approprier, faire vivre l'œuvre dans toute sa plénitude. On ne circonscrit pas le sens absolu de l'œuvre si l'on néglige cette connaissance contextuelle, si l'on s'affranchit d'une plongée méticuleuse dans l'expressivo de l'époque.

Une fois cette condition accomplie, reste à « réussir » la transmission. Ici, que signifie « réussir » ? C'est faire passer auprès du récepteur la proportion la plus élevée possible de ce que l'on a capté, ingéré, interprété dans le prisme de sa propre histoire, de sa propre sensibilité, de sa propre intelligence. Et de son intuition.

Je suis un homme, par définition singulier, qui hérite d'une racine, d'une culture, d'une époque dans le sillage desquelles il doit lire et restituer l'émotion originelle, la splendeur, l'infinitude de l'œuvre. Et cela donc en acceptant une nécessaire indexation, tour à tour déformation et enrichissement, inhérente à cette singularité. Fort de ce substrat, je ne possède et ne partage qu'« une » vérité de l'œuvre - par définition infinie et polysémique -, et je dois m'employer à ce qu'elle approche au plus près « la » vérité de l'œuvre. L'œuvre est alors source de joie immense, mais aussi de frustration car on est conscient de n'en être qu'une portion, qui plus est passagère et imparfaite, de n'en soulever qu'un voile.

Chacun a l'opportunité d'être un passeur, dès lors qu'il s'acquitte de cette introspection protéiforme qui part de l'œuvre, prend forme dans l'expression que son corps, son âme, sa technique modèlent intimement, et se conclut dans l'émotion du spectateur...

... Un passeur également du temps, ou plutôt des temps. Vous maintenez en vie l'époque des compositeurs, vous amenez vers vos semblables les trésors d'époques révolues, vous inoculez aussi dans l'œuvre d'hier les singularités sensibles, émotionnelles, culturelles de votre contemporanéité...

Un chef d'orchestre a pour responsabilité d'explorer le plus loin possible le langage et donc le message du compositeur. L'œuvre parle de nous. Chaque œuvre est une incursion au cœur d'un monde sensible. Elle parle de l'homme au moment où il l'a écrite et donc concomitamment de l'époque. Transmutée à travers les codes et le prisme de la sensibilité d'aujourd'hui, en écho elle parle encore de nous.

Mais fondamentalement, une fois écartés les particularismes culturels propres à chaque époque, peut-on croire que la sensibilité de Beethoven est différente de celle de Boulez ? Non. Tous deux partagent un même « être au monde », une même vibration universelle.

Vous avez récemment publié l'enregistrement des deux concertos pour piano (en sol et pour la main gauche) de Ravel, avec Vincent Larderet et l'Orchestre Ose ! (Ars producktion), plébiscité par la critique internationale. Du choix de l'œuvre à la production finale, cet enregistrement, que « dit-il » du musicien, du chef d'orchestre, et de l'entrepreneur Kawka ?

Elire un compositeur français était important pour que cette jeune formation composée de musiciens français et dirigée par un chef français - par ailleurs interprètes des musiques du monde entier - accomplisse son premier enregistrement. Ravel et ses concertos pour piano ? C'est un choix esthétique et un défi. La discographie est abondante, planétaire, mais son examen pose une question fondamentale : « joue-t-on bien » son œuvre ? C'est-à-dire l'exécute-t-on strictement selon les règles d'interprétation édictées par l'auteur - et jamais enseignées au conservatoire ou à l'université - ou à partir des usages et des traditions ? Ces enregistrements respectent-ils strictement le style, la pensée, l'exigence Ravéliens, ou sont-ils écornés voire dévoyés par la main de l'homme, de tous les artistes qui au fil du temps se sont accaparé l'œuvre en flattant « l'air du temps » ?

L'orchestre Ose ! - qu'il a fondé en 2012, NDLR - étant composé de jeunes musiciens délestés de tout a priori, libérés de toutes les résistances si emblématiques des formations séculaires ligotées à et par l'héritage - « la tradition c'est nourrir les flammes, pas vénérer les cendres », considérait lui-même Gustav Malher -, on a pu engager un travail au plus près de Ravel lui-même.

Enfin, ce disque est la rencontre avec un interprète, Vincent Larderet. Son exigence, celle qu'il avait révélée dans un précédent enregistrement, éblouissant, qui incarnait la magnificence, l'art de la litote, le timbre, la couleur,  le toucher délicat, la fantaisie, la pudeur si emblématiques de Ravel, résonnaient en sympathie, osmotiquement avec ma propre exigence. Nos réflexions étaient communes, et convergeaient vers la production d'une émotion appelée à être accueillie intensément, immédiatement. Et de manière vibrante - combien cette dernière caractéristique est essentielle, car fabriquer de la vibration, être en vibration constituent la substantifique moelle de la musique interprétée et reçue.

Puis, parce que la réflexion marketing ne peut pas être reléguée, nous avons joué en conclusion une oeuvre aux accents magnifiques, puissante et inédite de Florent Schmitt, « J'entends dans le lointain », susceptible de retenir la curiosité des mélomanes et des critiques. Enfin, une grande maison de disques allemande a su faire confiance en notre projet, en notre détermination aussi bien artistique qu'entrepreneuriale, en notre abnégation et en notre capacité, inaltérable, de travailler. Oui, dans notre métier aussi, le travail associé au temps forme le socle à partir duquel on peut espérer construire et façonner « quelque chose » - l'engagement fondamental est le moteur, le travail personnel de chacun la base existentielle à tout travail, la réflexion, l'écoute interne, le don de soi, la matrice de l'orchestre.

Avec Vincent et l'orchestre, et au bout de longs mois de préparation et d'approfondissements successifs, nous sommes parvenus à toucher au cœur de ce qu'est le métier de musicien. Il s'agit là d'une joie incommensurable, qui tranche avec la fulgurance, même belle lorsque les conditions se prêtent à la connivence, des concerts que l'on dirige en tant que chef invité : on débarque de l'aéroport, une heure d'échange avec le soliste, une répétition avec l'orchestre, une générale...

Le temps, c'est aussi celui de l'héritage, de l'ensemencement long qui fécondent l'expérience. Celle-là même qui manque aux jeunes musiciens...

Ces instrumentistes de 25 ans apprennent la musique depuis qu'ils ont cinq ans, chacun d'eux porte en lui les clés stylistiques, a intégré une conscience de l'excellence vers laquelle il est tendu, de manière quasi obsessionnelle. Bien sûr, l'excellence technique, assimilable au labeur de l'artisan, se parfait avec le temps ; en revanche, avoir une conscience éveillée ne réclame pas la même temporalité.

Daniel Kawka, chef d'orchestre et d'entreprise

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

De la genèse artistique au plan de communication final, la conception d'un disque s'apparente finalement à une PME éphémère, qui mobilise des énergies, des compétences, des métiers, des temporalités plurielles et momentanées...

Absolument. Un disque est la photographie d'un instant, il est l'empreinte du son et de l'identité d'une formation. Mais le temps d'un disque dépasse celui de sa réalisation, car ses profits peuvent aller au-delà de sa publication. En l'occurrence, cet enregistrement diffuse de belles ondes : plusieurs festivals nous mobilisent, l'orchestre est désormais intronisé dans le cénacle des grands interprètes de la musique française, et un nouveau projet discographique est engagé.

Votre expérience de chef d'orchestre vous confère-t-elle des facultés particulières pour conduire une telle entreprise éphémère ?

La compétence de « gestion » fait commun aux deux responsabilités. Cette réalité, à laquelle je préfère tant l'instinct, l'intuition, la corporification de l'idée, le geste, ne peut toutefois pas être négligée. Gérer un orchestre et gérer un projet discographique, c'est bien sûr gérer des humains - donc des sensibilités, des histoires, des aspirations, des humeurs, des ambitions toutes singulières -, mais c'est en premier lieu gérer le temps. Le temps poétique, suspendu, et celui de Chronos, inéluctablement linéaire.

L'enjeu est d'inscrire son double rêve artistique - personnel et collectif - dans le temps imparti par les plus prosaïques injonctions : budget, rémunérations, marketing, interviews. Et aussi bien entouré que je puisse être, le chef d'orchestre et de PME doit être omniprésent, disponible pour tout - de l'exploration la plus aboutie de l'œuvre à la recherche de financements, de maisons de disques, de lieux de concerts ou d'enregistrement - et pour tous - compositeur, musiciens, mécènes, etc.

Cette dimension entrepreneuriale, si prégnante dans la manière dont vous exercez votre métier, vous distingue au sein de la profession. Comment enrichit-elle la manière dont vous pratiquez l'art de diriger la musique et l'orchestre ? L'entrepreneur étoffe-t-il ou contrarie-t-il le musicien ?

Si « je » m'observe par ce double focus, je fais un constat jumelé : ma seule véritable « peau » est celle de chef d'orchestre, mais mes responsabilités d'entrepreneur et de gestionnaire ont pour effet vertueux de placer encore plus haut le seuil d'exigence artistique.

Autrefois, je n'abordais l'œuvre « que » de manière sensible, idéalisée ; dorénavant, l'obligation d'être tourné vers des nécessités, des réseaux, des réalités non artistiques, me plonge dans le plaisir et même le devoir encore plus grands de consacrer au « travail à la table » - l'étude introspective et préparatoire de l'œuvre - le temps et l'investissement qui lui assureront d'être encore plus lumineux, encore plus approfondi.

L'interprétation de la musique constitue un terrain d'interculturalité hors du commun parce que hors du temps, hors des frontières, hors des civilisations...

Récemment, j'étais à la tête d'une formation interprétant la deuxième symphonie de Rachmaninov. Dans cette œuvre est concentré tout ce que la Russie compte d'extraordinaire : un peuple, une histoire, une nature, une végétation, une philosophie, une culture, des fractures que seuls une lecture assidue des grands auteurs ou de nombreux voyages dans cette terre permettent de saisir.

Cette formation était-elle moscovite ou saint-pétersbourgeoise ? Non, elle était française, et en une seule semaine de représentations, elle fit de cette œuvre une interprétation absolument merveilleuse. Merveilleuse de couleurs, de résonances stylistiques, de vérité. Toute l'âme russe était présente, honorée, les spectateurs étaient en Russie, dans la Russie historique ou éternelle de Rachmaninov. Pourquoi ? Parce que ce collectif de musiciens était parvenu à s'approprier les propriétés culturelles du compositeur et de son époque, il était entré non seulement dans l'essence même de l'œuvre mais aussi dans l'entièreté de son contexte et dans une exploration intime, une compréhension profonde de ce qui constitue le coeur et la respiration d'une nation.

Vous êtes originaire de Pologne, cette Pologne des camps d'extermination nazis mais aussi du combat de Solidarnosc qui provoqua les premières lézardes dans le mur de Berlin, cette Pologne si équivoque à l'égard des juifs mais qui enfanta le plus emblématique des papes du XXe siècle, cette Pologne de Chopin mais aussi recroquevillée et politiquement de plus en plus radicalisée. Que reste-t-il de cette ambivalente Pologne, si exemplaire et si coupable, chez l'homme et le musicien ?

Enfant, j'étais très sensible à mon statut de petit-fils d'immigrés. Mon grand-père, qui nous parlait dans sa langue maternelle, m'exhortait à remercier sans limite cette terre de France qui nous avait reçus, nous avait offert un toit, un travail, une éducation, une existence. Ainsi, ai-je éprouvé une très intime vibration avec cette nation d'accueil. Ce pays d'adoption est devenu mon pays, et quand bien même cet aïeul, fabuleux narrateur, me plongeait régulièrement dans l'histoire sublimée de notre patrie, de notre culture et de notre religion d'origine, je ressentais, adolescent, ce même tiraillement identitaire auquel des générations d'immigrés moins en capacité d'assimilation sont aujourd'hui en proie.

Le sang polonais coulait intégralement dans mes veines, j'éprouvais une attraction et une conscience très grandes pour mon pays d'origine, mais je me sentais totalement Français. Pendant longtemps, j'ai été le seul des arrière-petits-enfants à ne pas se rendre dans cette Pologne qui incarnait à mes yeux la souffrance et l'assujettissement d'un peuple à ses écrasants voisins.

Et lorsque je me suis enfin décidé, bien plus tard, à franchir la frontière, ce fut un choc. Instantanément, je ressentis mon appartenance à l'âme slave, j'accueillais au fond de moi les blessures et les fractures de cette nation, je faisais mienne la relation existentielle que le peuple autochtone entretient avec l'art en général et la musique en particulier. Là-bas, les concerts sont sacrés, le spectateur concède à l'œuvre un respect inouï - et d'ailleurs en perdition ailleurs dans le monde, où les représentations publiques deviennent un espace social de consommation collective -, il recherche bien au-delà d'une seule performance virtuose : il vient puiser dans l'œuvre matière à enrichir, émouvoir, humaniser son âme. Cette relation quasi « organique » au public promu co-créateur de l'œuvre jouée, est d'ailleurs l'empreinte dont je travaille à modeler l'orchestre Ose.

La spiritualité qu'inspire la musique peut-elle coexister avec une spiritualité religieuse ou au contraire s'y substitue-t-elle ?

La cohabitation de ces deux expressions de la spiritualité est possible, mais je ne peux m'empêcher d'affecter à la musique, substance ineffable, une propriété, une force spirituelles sinon supérieures au moins incomparables. Ecoutez par exemple la deuxième symphonie de Tchaïkovski, d'ailleurs baptisée « La petite Russie » : rien d'elle n'est narratif, aucun mot ne peut la commenter, l'émotion qu'elle sécrète emporte l'auditeur dans des parties de lui et le dépose dans des sphères de conscience que l'on peut dénommer spiritualité. Qu'il soit athée, agnostique ou fervent croyant, ledit auditeur se trouve alors empli d'un substrat qui, à l'égard de sa spiritualité religieuse, se substitue à elle si elle manque ou la complète si elle l'occupe.

L'art enjoint d'être totalement acteur de sa spiritualité et la religion, constituée de dogmes et de conditionnements séculaires, d'en être davantage spectateur. La musique impose à ceux qui l'exercent d'être les seuls et libres créateurs, les seuls et libres responsables de leur propre spiritualité... La spiritualité par l'art serait-elle plus pure que celle par la religion ?

La spiritualité façonnée dans la religion emmène, notamment par la prière, vers de hautes sphères de pensée. Reste qu'elle est conditionnée ou asservie à des principes, des textes, des conduites morales édictés par les architectes et les représentants de ladite religion. L'individu nourrit donc sa spiritualité dans un héritage, conscient ou inconscient, qui questionne à la fois sa liberté et sa propre contribution à l'égard de la spiritualité qu'il revendique.

Le champ de spiritualité que propose l'art est, lui, illimité. Celui qui s'y engage possède une liberté totale, il peut y investir une créativité, un risque, une audace, une joie infinis. L'extase que provoque la vibration avec l'œuvre peut être placée au moins au niveau, voire au-dessus en tous les cas au-delà de celle que ressent le croyant. A mes yeux, la spiritualité de l'art transcende celle de la religion.

L'art serait-il donc épanouissement, délivrance, réalisation de soi plus ultimes que ceux suggérés par la foi ?

L'art embellit la vie parce que sa consommation, non imposée, dépend du libre consentement de celui qui s'y adonne, parce que ses codes peuvent être librement reçus, étudiés, compris, assimilés. « L'Art vrai agit grâce à une sensibilité intérieure particulière, propre et indépendante, estimait si justement Goethe. Lui seul permet l'accomplissement de tout ce que dans la réalité la vie nous refuse. »

Et c'est pourquoi la joie de l'homme libre est de pouvoir éclairer son quotidien par un accès libre à toutes les formes oniriques, apaisantes, transcendantes, jubilatoires d'un art avant tout fédérateur d'émotions - combien de fois à l'issue d'un concert nous nous trouvons transportés dans des sphères jusqu'alors inconnues d'esthétique, de beau, de tolérance, de bienveillance, in fine d'humanité individuelle et de communion collective grâce auxquelles nous touchons la grâce. Mais pas seulement : il est aussi fédérateur des utopies, si contributives à son exercice.

Pourquoi le concert constitue-t-il le révélateur absolu des trésors de l'œuvre ?

Le moment du concert est extatique ; il n'est pas la consommation d'un bien mais l'expérience partagée du beau, il est « spectacle vivant » permettant à l'œuvre d'emplir simultanément l'espace et le temps, ou plutôt les temps : personnel, biologique, circadien, poétique, ontologique, chronos.

Le concert révèle la force vive de l'œuvre, sa réalité, son intensité spirituelle, et sa tension ultime, et alors se libère la « magie », l'alchimie de l'unité absolue entre les protagonistes : le désir des musiciens d'offrir et de s'offrir rencontre le public inspiré, lui-même source d'inspiration et qui va véhiculer à son tour les émotions de l'œuvre. Et ainsi, ensemble, spectateurs et musiciens peuvent « rêver le monde autrement. »

Daniel Kawka, chef d'orchestre et d'entreprise

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Le compositeur et chef d'orchestre Pierre Boulez, l'un de vos « modèles », est mort en janvier 2016. Avec cette disparition, un peu de la création musicale voire un peu de vous-même tarissent-ils ?

Étonnamment, une partie de moi-même s'est au contraire révélée ou éveillée. Sans doute cela résulte d'une conscience, aiguë, de ce qui désormais est « héritage ». Vivant, Pierre Boulez incarnait la force et le génie, il était cet immense maître à penser du XXe siècle dans le sillage duquel ses disciples pavaient leur propre chemin. Une fois disparu, il nous exhorte à prendre nos responsabilités afin que son idéal musical, son esthétique musicale lui survivent, perdurent et prennent racine pour toujours.

« Il faut avoir vis-à-vis de l'œuvre que l'on écoute, que l'interprète ou que l'on compose un respect profond comme devant l'existence même », jugeait-il ; nous, ses disciples, devons être digne de cette pensée et de cet héritage. Là où ses détracteurs l'affublaient de sectarisme ou d'intolérance, en réalité tout était ouverture, y compris pour nous guider vers une lecture singulière de l'Homme et de l'humanité à travers l'Art. Jamais il ne fut emprisonné dans le passé, toujours il était dans le présent et la contemporanéité au service desquels il bâtissait, composait, dirigeait. Et entreprenait.

A l'image de Beethoven, Berlioz ou plus près de nous Stockhausen, il était un créateur tout entier innervé par une conviction : la sensibilité d'aujourd'hui définit la musique de demain. Cette conscience d'être en avance sur la sensibilité de son époque, Beethoven lui-même l'avait éprouvée, jugeant que ses pièces pour quatuors ne seraient comprises qu'après sa mort. D'aucuns considéraient les outils de Pierre Boulez atonaux ou dissonants ? « Assumons-les, répliquait-il. Et pour cela, recréons un nouveau lyrisme. » Quelle voie magnifique. Et quelle leçon sur le progressisme, ainsi résumé à une modernité en prise avec la pensée contemporaine.

L'œuvre musicale participe à « lire » la société. Le romantisme occupe quelques unes des plus belles partitions de la création musicale, picturale ou littéraire. Qu'en reste-t-il ? Ce romantisme éclairant les belles fragilités, les belles vulnérabilités de l'âme humaine est-il, à l'instar de la « mélancolie » si extraordinairement mise en scène par l'académicien Jean Clair lors d'une exposition historique au Grand Palais en 2005, une réalité étouffée, même dépréciée et muselée par la dictature de la performance, de la perfection, de la vanité ?

Le romantisme n'est pas mort. Et j'en veux pour preuve l'engouement planétaire pour le répertoire de Brahms, de Schubert, de Beethoven, mais aussi de Mahler ou de Bruckner. L'œuvre de ces compositeurs semble inscrite de manière indélébile dans la culture des différents pays. A notre époque mécanisée, (com)pressée, instantanée, performante, la reconnaissance, même limitée mais réelle, de l'art romantique n'est pas étrangère à la place occupée par la nostalgie. Nostalgie à laquelle je préfère le vocable allemand Sehnsucht, qui illustre une « lame de fond », le spleen baudelairien.

Et c'est bien parce qu'une partie du monde se déshumanise qu'éprouver et populariser ce ressac du spleen est essentiel. Le romantisme peut-il être considéré en 2016 comme un rempart aux fléaux dominants du narcissisme, de l'artifice, de la vacuité ?

Comment dénommait-on les premiers mouvements préromantiques ? Sturm und Drang : tempête et passion. L'ultime concerto (n°5) pour piano de Beethoven ne célèbre pas « l'Empereur », ainsi couramment baptisé : il est un hymne au « grand homme » et au « petit homme » qui coexistent au fond de chacun d'entre nous. Et ce symbole est devenu une heureuse récurrence, ou plutôt est redevenu après que le néoclassicisme au XIXe siècle, le début du XXe siècle puis le structuralisme l'aient relégué voire même « ringardisé ».

Aujourd'hui, le romantisme est de nouveau convoqué, y compris chez les compositeurs. Il y a une quinzaine d'années, le Hongrois György Ligeti me confia assister à l'émergence d'un mouvement postromantique ou néoromantique. Et toute une école américaine, européenne, a décidé de mettre fin à l'objectivité structuraliste - caractéristique des premières pièces de Boulez ou de Varèse, qui avaient pour noms « Densité 21.5 », « Sur Incises », « Prisme 1 », « Prisme 2 »... et traduisaient la volonté d'ôter la phraséologie, d'évider la substance musicale, de retirer un peu de « chair ».

L'expressivité romantique, complètement bannie il y a encore vingt-cinq ans, est bel et bien réhabilitée. Ceux qui la soutiennent ne sont plus suspectés d'être réactionnaires ! Et sa résurrection est aussi celle d'une pensée artistique qui revendique la nostalgie, le spleen, le Sehnsucht comme antidote, y compris spirituel, aux dégâts de l'hyper industrialisation et de l'hyper technologisation.

Cela signifie-t-il que certaines partitions des XIXe et XXe siècles sont annonciatrices du devenir de la civilisation au XXIe siècle ? « L'œuvre est cristallisation d'une culture, d'une époque, d'une pensée, elle est poésie du monde, espace onirique, dramatique, expression des passions humaines, manifestation de la joie « dionysiaque » selon la définition de Nietzsche », rappelez-vous d'ailleurs...

Dans les symphonies de Beethoven s'imposent les images de la Vienne de l'époque, les sensibilités dominantes, les germes du mouvement prérévolutionnaire mais aussi postindustriel. Une grande œuvre est une fulgurance du moment de son écriture, mais aussi une vision des évolutions civilisationnelles à venir.

Toute œuvre de l'époque classique emprunte un code tonal, qui reflète des règles historiques. C'est aussi structural. Lorsque Mozart compose une symphonie, il emploie des motifs, une tonalité, un schéma harmonique particuliers, emblématiques d'un ordre, d'une conscience de ce qu'est le monde à ce moment-là.

De son côté, Beethoven déforme les schémas, brise des codes, pousse cette exploration vers des contrées inconnues et dramatisées, il conteste l'idéologie, la pensée et la philosophie du moment. Quant à Wagner, il remet en cause toutes les certitudes de son époque, il rompt avec l'ordre contemporain, il initie la « mélodie infinie » - une vertigineuse infinitude de la pensée - et s'engage dans une voie de non retour.

Voilà trois créateurs qui, chacun à sa manière, cherche à ne pas rassurer, dérange les codes de la consonance et de la dissonance - merveilleuse métaphore -, dessine une vision audacieuse, et invite l'auditeur à se plonger lui-même dans cet inconfort grâce auquel il explore de manière inédite les mondes intérieur et extérieur.

La production musicale contemporaine éclairant les particularismes de la civilisation, renseigne-t-elle notamment sur l'état et les tendances de la fertilité créatrice ?

Cette fertilité créatrice atteint des niveaux sans doute inégalés, car elle bénéficie des croisements culturels, ethniques, générationnels propres à la mondialisation des échanges et à une mobilité physique, géographique, technologique inédite. Les expériences de direction de concert m'en font le témoin.

Lorsque je joue la partition de compositeurs contemporains argentin comme Vazquez, colombien comme Rizo-Salom, ou chinois comme ceux âgés de 30 à 80 ans que nous avons célébrés à Shanghai en 2015, je retrouve bien sûr la tonalité et le timbre propres à des cultures, à des histoires, à des éléments populaires fortement typés, mais aussi toutes les influences qu'ils y ont inoculées au gré de leurs études, de leurs voyages, de leurs confrontations à des univers qui leur étaient jusqu'alors étrangers.

Cette impressionnante capacité d'absorption et d'assimilation des « autres » inspirations constitue une révérence à la musique, elle honore l'acte même de créer qui est d'une richesse infinie...

... et qui, ainsi appliquée à toutes les formes de création - technologique, sociale, environnementale, organisationnelle, éducationnelle, tout simplement « humaine » -, vous rend confiant en l'humanité ?

Totalement. L'acte de créer propre à la musique est exemplaire de tous les autres. En 2016, la vitesse avec laquelle l'information sonore circule, les compositeurs eux-mêmes se déplacent, confrontent et enrichissent leurs connaissances - tout Coréen s'est rendu à Darmstadt, symbole de l'avant-garde post-webernienne, tout Américain a étudié à l'IRCAM, l'Institut de recherche et de coordination acoustique-musique du Centre Pompidou -, permet de repousser au plus loin le danger qui guette tout créateur : l'idéologie, si conformiste, réductrice, et uniformisatrice, si déterminée à enfermer dans des cases, des repères et des références mortifères.

La vitalité de cette créativité qui, chez chaque inventeur ou innovateur, mêle la singularité d'une racine identitaire, culturelle, philosophique, à l'universalité des identités, des cultures, des philosophies, assure à la civilisation ne se pas se recroqueviller, de ne pas se replier sur ses musées, de ne pas céder à la tentation de faire naître des mouvements « néo ».

Tout visiteur du camp d'Auschwitz Birkenau et lecteur de Primo Levi, de Sam Braun, d'Imre Kertesz ou de Hannah Arendt est saisi par l'image, terriblement incompréhensible, dichotomique, indicible, des officiers SS écoutant « religieusement » l'œuvre de Wagner ou de Schubert interprétée par des « unter menschen » décharnés et promis à l'assassinat. Peut-on expliquer ce mystère du plus inhumain des humains « accueillant dans son âme » le plus beau du beau ?

Ce mystère est insondable. Il est l'une des plus spectaculaires incarnations de la dualité de l'Homme. Comment, lorsqu'on est convaincu que la puissance du beau rend « meilleur », invite à dominer les pulsions et à améliorer la condition humaine, peut-on comprendre qu'au sein d'une même conscience, d'une même âme, cohabitent l'esthète et le barbare ? Comment chez les SS mélomanes, l'humanité produite par la musique et, au-delà, tous les arts, pouvait-elle ployer devant « la » vérité destructrice et inhumaine que leur dictait l'idéologie nazie ? Il est impossible de répondre parce qu'il est impossible de comprendre.

En novembre 2015, avec l'Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon, nous avons joué des œuvres de Berthold Goldschmidt, Karol Rathaus, Ernest Bloch et Simon Laks. Tous les quatre faisaient partie de ce courant de « l'art dégénéré » - auquel furent « associés » les compositeurs Schönberg et Bartok, les peintres Klee, Kandinsky, Dix, Beckmann, Grosz, Ernst, Kokoschka, Nussbaum ou Kirchner, les cinéastes Ophüls et Lang, NDLR - honni et ainsi baptisé par les nazis. Le quatrième d'entre eux, décédé en 1983, ne dut sa survie à Auschwitz Birkenau où il fut déporté dès 1942, qu'à son « statut » de chef de l'orchestre du camp. Pendant trois ans, il vit « ses » musiciens disparaître les uns après les autres, être assassinés par ceux-là mêmes qui éprouvaient au fond d'eux l'émotion que leur interprétation de la musique sécrétait. Que dire ?

Daniel Kawka, chef d'orchestre et d'entreprise

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

« L'école française de cordes rend le jeu individuel statique, frileux, sans contrastes ni déchirures », jugez-vous. Est-elle emblématique de la France sociale et sociétale elle-même ?

Dans un orchestre, les « cordes » - violon, alto, contrebasse, violoncelle - forment une grande famille pouvant atteindre une soixantaine de musiciens. Une famille dont l'homogénéité tranche avec l'hétérogénéité des autres - les hautbois, flûtes, basson, clarinette, cor, saxophone, etc. composent une mosaïque d'instruments singuliers chez les « bois ». Au sein de la plupart des orchestres d'Europe centrale ou de l'est, domine chez les « cordes » une unité presque fusionnelle, qui résulte de la recherche d'un son collectif. Dans ces formations d'Autriche et d'Allemagne, cette recherche du son collectif est permise grâce à la conscience de l'oubli de l'individu. En d'autres termes, les musiciens placent leur conscience individuelle en priorité au service du collectif, de l'œuvre, et non d'eux-mêmes.

Dans les orchestres français, bien sûr cette logique prévaut aussi. Mais elle est moins systématique, on repère parfois davantage de résistances, de peurs que l'accomplissement collectif et fusionnel entrave l'expression de la singularité. Une question culturelle. Mais néanmoins là encore pas de systématisation. Le chef d'orchestre. Marek Janowski a accompli en ce sens un travail remarquable à la tête de l'orchestre philharmonique de Radio-France qui a gardé depuis homogénéité, ductilité et rondeur sonores des cordes « slaves » alliées à une transparence toute latine.

Accepter de « s'abandonner » au profit d'un enjeu collectif, qu'il soit une œuvre ou une nation, est nécessaire. La France porte en elle une culture de résistance à cette nécessité de s'abandonner, et parfois les orchestres français en sont l'illustration. « Lâchez-vous, abandonnez-vous, engagez le corps dans l'expression sonore, laissons notre empathie serpenter librement et s'attacher à l'œuvre et au collectif davantage qu'à nous-mêmes », devrait-on dire aux musiciens.

Agrégé à 23 ans puis docteur en musicologie, très jeune vous avez enseigné et pratiqué la recherche. Diffuser, partager, éveiller fait commun à cet enseignement hier et à vos responsabilités orchestrales aujourd'hui. La difficulté d'amener un large public vers la musique dite classique a-t-elle pour cause première l'immense mépris que l'Education nationale réserve à la culture et à la création artistique ?

C'est, malheureusement, une évidence. Et d'ailleurs ce constat est une explication supplémentaire aux écarts culturels d'un pays à l'autre. En Europe centrale et de l'est, la musique occupe une place quasi existentielle, y compris à l'école. Apprendre un instrument n'est pas réservé, comme c'est le cas en France, à des milieux sociaux éveillés et bourgeois.

Quiconque séjourne à Moscou est frappé par la programmation, pléthorique, de concerts, d'opéras, de ballets - et à des prix abordables. « Voir » Tchekhov ou « écouter » Chostakovitch fait pleinement partie de l'existence quotidienne du quidam, c'est inscrit dans la vie de la cité parce qu'il a été convenu que cela participait à l'éducation. Dans l'Hexagone, cette réalité serait une vue de l'esprit.

Lorsque j'ai démarré comme professeur de musique au collège, mon alter ego en dessin - Yves Le Fur, aujourd'hui directeur du département du patrimoine et des collections du musée du quai Branly - et moi n'étions même pas consultés lors des conseils de classe ! C'est-à-dire que notre avis, et notamment le focus de nos matières grâce auquel nous repérions des capacités intellectuelles, émotionnelles, artistiques singulières chez des enfants soi-disant indisciplinés ou en échec scolaire, était officiellement jugé inutile.

La place que l'art et la culture occupent au sein du système éducatif français est-elle symptomatique de l'infection marchande et mercantile qui intoxique la société dans son ensemble ?

A force de penser que les biens matériels composent le bien-être, on s'est peu à peu éloigné d'une règle fondamentale : la relation au beau n'appelle pas de contrepartie. Pourquoi ? Lorsqu'on le ressent, le beau matériel devient notre propriété. Lorsqu'on assiste à un concert, en revanche rien ne nous appartient, on éprouve intérieurement et on partage collectivement un moment, parfois magique, totalement intangible, d'immatérialité. Et cela, notre société qui a su élever à un niveau inédit le seuil de confort matériel ne sait pas le promouvoir. Elle a négligé un ressort capital de ce qui « fait » l'humanité d'un collectif et celle de chaque individu : la réception gratuite du beau.

Et cette réalité n'épargne pas l'Education nationale. On y enseigne tous les apprentissages fondamentaux qui permettent d'exister et de construire des corrélations sociales, mais ce supplément d'âme, cette faculté irrationnelle, non mesurable, malheureusement souvent enfouie, d'éprouver une vibration commune, sont totalement négligés. Faut-il alors, à l'aune de cette absence de maturité dans notre rapport à l'art et à la création, s'étonner de la difficulté de « faire société ensemble » ?

Le diktat utilitariste, auquel sont arrimées les logiques de justification, de contrepartie, de quantification, a effectivement gangréné la création artistique : celle que l'on produit, mais aussi celle que l'on reçoit. Si même l'art y succombe et si même le système éducatif s'y vassalise, où trouver l'espoir ?

L'espoir, il faut toujours le conserver. Même si les manifestations de son délitement sont pléthore. L'enseignement du dessin en est une implacable démonstration. Le dessin, jusqu'en maternelle, c'est la manière pour l'enfant d'exprimer par la médiation du geste non seulement son foisonnement créatif mais aussi son appréhension, sa compréhension, son interprétation du monde. Le monde très proche et le monde très lointain. Le dessin est donc le moyen pour lui de se positionner, de faire part de son existence singulière, intrinsèque et vis-à-vis de son environnement. C'est donc fondamental, et cette expression devrait être entretenue très loin dans le cursus scolaire.

Or elle est abandonnée au fur et à mesure que les fondamentaux du langage, ceux qui « servent » concrètement, ceux qui sont « utiles » visiblement, sont acquis. Ce qui constitue le moyen de faire vivre la part la plus forte, la plus intuitive de son rapport à soi-même et donc au monde, est étouffé. Et ainsi on « entre » dans un formatage qui constitue au mieux le conditionnement au pire l'ensommeillement voire l'extinction de sa créativité et donc d'une partie de soi. L'espoir naîtra de la prise de conscience civilisationnelle qu'un individu, un être social et « productif », est aussi et avant tout un être sensible et créatif.

Le rapport au travail, à l'emploi et à l'autorité, la hiérarchie des aspirations individuelles à l'égard dudit travail et de son organisation, l'expression de l'engagement professionnel sont considérablement bousculés depuis une trentaine d'années. Les musiciens que vous dirigez aujourd'hui ne sont pas les mêmes qu'à vos débuts. De la manière de les conduire vers « le » son aux propriétés mêmes de ce « son » produit - « mon travail de musicien et de chef d'orchestre quête une personnalité du son », confiez-vous -, qu'est-ce qui caractérise l'époque contemporaine ?

Tout est en tout. Le son final résulte pour partie du travail (technique, mental, historique) que l'on fournit, mais « aussi » de l'environnement éducatif, culturel, sociologique, social, affectif dont on est issu, et également de la manière dont on y fait converger les musiciens. C'est d'ailleurs dans toute cette partie immatérielle et difficilement saisissable que se niche ce qui permet de distinguer le son réel de celui de la partition.

Pour amener l'ensemble des musiciens vers une conscience collective, la première règle a pour nom discipline. Elle détermine la faculté de façonner un contexte, un climat, une atmosphère propices, notamment en permettant au musicien, ainsi délesté des contingences, des artifices et des pollutions extérieurs, de fixer toute son attention, toute sa concentration sur un unique objet : l'œuvre. C'est particulièrement essentiel auprès d'une jeune génération très individualiste, calée sur des temporalités hachées, saucissonnées au gré des tentations du téléphone portable, des réseaux sociaux, du zapping, de l'immédiateté. Trois heures de répétition et de concentration ne sont rien ; pour elle, cela semble parfois très long... Et donc la manière d'exercer l'autorité s'en ressent.

L'exercice de l'autorité implique que chef et musiciens - auxquels le premier doit un infini respect, car ce sont eux qui émettent le son - « partagent » ensemble. Mais aussi que ce son soit produit au service d'une ambition artistique portée par le chef et, au-dessus de lui, dictée par l'œuvre. L'autorité signifie donc aussi amener les jeunes musiciens à se réapproprier des codes sociaux, une discipline, mais aussi à réévaluer leurs raisonnements individualistes au profit de la dimension, supérieure, du collectif et donc de l'œuvre. Ce qui implique enfin de les extraire des carcans dans lesquels l'enseignement les a embastillés, afin qu'ils prennent confiance en eux et qu'ils aient conscience qu'ils sont avant tout des poètes. Rien n'est alors plus précieux que de révéler cette dimension. Car la poésie possède une force incomparable : elle permet de transcender toutes les compartimentations, y compris celles propres à l'organisation ou à la hiérarchisation d'un orchestre.

Très tôt dans votre carrière vous vous êtes orienté vers la création contemporaine, par goût bien sûr mais aussi parce que contester l'hégémonie des « dinosaures » de la baguette romantique ou post-romantique était vain. Le microcosme de la musique classique est-il particulièrement symptomatique de celui des chapelles, des rigidités, des corporatismes, des privilèges qui en France parcellisent la société et intoxiquent le fonctionnement du pouvoir - politique, économique, institutionnel, ou même en entreprise ?

Il en est un reflet éclatant. On est « suspect » chaque fois que l'on « ose » les décloisonnements. Et les exemples sont édifiants. Diriger la musique contemporaine disqualifie de revendiquer le répertoire passé : on est « suspect » de posséder les codes de transmission d'un « type » de musique soi-disant incompatibles avec ceux de la musique baroque, romantique  ou moderne ! Et cet ostracisme vaut pour chaque catégorie de musique vis-à-vis de toutes les autres.

Avoir suivi un parcours universitaire, donc théorique, et être chef d'orchestre ? On est « suspect » d'être un « intellectuel » de la musique, donc d'être dépossédé de la sensibilité consubstantielle à la direction d'orchestre. Et cette segmentation est un héritage médiéval, du temps où le théoricien (musicus) pensait la musique et le praticien (cantor) la jouait. Et que dire de la hiérarchisation des musiques ? Toute musique dite populaire est déclassée, jugée étrangère à la musique savante ou noble. Or, c'est oublier que Franz Schubert par exemple était un compositeur éminemment populaire, il était l'incarnation que la musique populaire peut épouser une pensée structurale, aboutie, et donc être savante et noble. Ainsi le jazz était-il mis au ban, et lorsqu'on « ose » exercer la musique avec un virtuose du jazz, on est non plus suspect, mais « coupable » de « s'acoquiner » avec l'infréquentable !

Et même dans la musique contemporaine on se retrouve emprisonné dans une école ou un courant - postsériels, bouléziens, post-bouléziens, spectraux, postmodernes, etc. -, on est catégorisé selon que l'on emploie ou non la technologie, qu'on soit issu des meilleurs établissements ou autodidacte. D'ailleurs, l'aréopage considère volontiers « impossible » d'être autodidacte et de revendiquer posséder les clés techniques de la musique classique. Finalement les mêmes clivages qui empoisonnent le fonctionnement politique, économique, social, éducationnel de la société française.

« Le domaine où se rencontrent le non mesurable, l'âme et l'esprit d'une œuvre et les conquêtes et nécessités techniques, ce domaine est toujours une sorte de terra incognita », considérait le chef allemand Wilhelm Furtwängler (1886-1954). Une belle définition du processus créatif...

C'est même la plus belle. Elle révèle le mystère du pragmatisme, de la matérialité, de l'artisanat de l'écriture à partir desquels jaillit l'œuvre, transcendante et sublime. Elle illustre la manière dont la pensée du créateur la fait naître et celle dont le « recréateur » l'interprète. Tout est dit.

Justement, que signifie créer sur la création des autres ? En d'autres termes, en quoi l'interprétation de la partition d'autrui constitue-t-elle elle-même une création ?

Longtemps j'ai cru que l'interprète avait pour seule vocation de permettre à l'œuvre d'exister objectivement ; mon travail auprès des compositeurs contemporains m'a éclairé sur l'action de « recréation », lorsque ces auteurs confessent que l'interprétation révèle une dimension inconnue, insoupçonnée de leur œuvre, et qu'elle les « replonge » dans le souvenir du processus, à la fois possédé et exalté, d'écriture. Redessiner le chemin, partiellement maîtrisé voire oublié, de la création constitue une démarche de recréation.

Daniel Kawka

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

Debussy, Ravel, Boulez, Dutilleux mais aussi Malher, Strauss, Wagner - dont en octobre 2013 vous avez interprété à Dijon une mémorable tétralogie des quatre grands opéras L'Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Crépuscule des Dieux - composent votre « partition idéale » et un répertoire résolument binational. Cette disposition vous autorise à commenter ce qui fait lien ou fracture culturels, intellectuels, émotionnels, artistiques et même politiques entre Français et Germains...

La musique allemande est symbolique de la dramatisation et de la profondeur qui caractérisent la pensée et l'esprit de son peuple. L'objet musical y est considéré dans toute sa temporalité, alors que la philosophie française invite à s'immerger totalement dans ledit objet musical et à en tirer une règle. La « densité de la forme » est une autre singularité allemande ; on explore l'idée au travers de profondeurs successives, on s'aventure dans des formes temporelles extrêmes, comme l'illustrent les symphonies Mahlériennes d'une durée d'une heure trente.

Souvent, comme l'œuvre de Wagner le révèle, la mythologie germanique est convoquée pour décrire l'histoire du monde avec cette à laquelle aucune autre nation musicale ne peut se mesurer. Ce sens aigu d'un ordre, d'un approfondissement de la pensée communautaire peut être magnifique lorsqu'il favorise l'épanouissement de l'individualité, du particularisme, et de la liberté de penser ; mais il est aussi dévastateur lorsqu'il participe à mobiliser un peuple tout entier (ou presque) à se ranger derrière un tyran. Trouve-t-on en France l'équivalent de cette « école allemande », d'une pensée fédératrice qui transcende les époques et les courants ? Non, car la notion d'unicité n'est pas compatible avec le besoin, fondamental, de liberté individuelle. Alors, on préfère additionner les « écoles ».

Cette distinction des pensées trouve d'ailleurs une incarnation politique : l'esprit fédérateur de l'Allemagne des Länder s'oppose au jacobinisme et à l'éclatement du système administratif (36 000 communes contre trois fois moins outre-Rhin, et une superposition de strates unique en Europe) symptomatiques de l'Hexagone...
Un chef d'orchestre est donc un passeur, non seulement entre l'œuvre et le spectateur, mais entre tout ce que l'œuvre charrie (historiquement, artistiquement, culturellement) et tout ce que le spectateur espère recevoir (selon ses propres dispositions intellectuelles et émotionnelles). Il est un médiateur entre l'histoire, souvent longue, de l'œuvre jouée et l'instantanéité éprouvée par le spectateur, il est un simple élément d'un continuum séculaire. Et il est donc une sentinelle d'un trésor que la tyrannie de l'immédiateté, du renouvellement effréné et de l'obsolescence met en péril...

Dans cette observation est concentré le fondement même de mon métier. Comment un chef d'orchestre doit-il œuvrer pour sanctuariser la temporalité du moment poétique qu'il émet ? Notre art n'est pas celui du cinéma qui, dans une fausse temporalité en quelque sorte, juxtapose une série de moments. Dans une telle société de la rapidité, de la furtivité, chaque concert est une victoire, car l'œuvre traverse la temporalité. Le chef est dans chaque instant de l'exécution de l'œuvre, car chaque instant est un événement qui résulte d'un précédent et en annonce un suivant.

Et chacun de ces instants est dramaturgie, extraordinaire intensité, source d'une singulière conscience du monde. Ou plutôt des mondes : celui d'où l'on vient, celui vers lequel l'œuvre nous emmène. Ce temps psychologique, aussi temps de l'émotion et du partage, fait qu'une œuvre courte peut apparaître extrêmement longue, car son intensité transporte musiciens et auditeurs dans un voyage que personne ne veut interrompre. Un moment de pure magie, car l'œuvre est alors accueillie si densément qu'elle met en parenthèse ce à quoi tout individu est le plus dépendant : chronos. Et cette capacité à échapper aux injonctions du temps, même les enfants peuvent y accéder, comme en ont témoigné ceux à qui nous avons consacré en décembre 2015 une représentation du « Marteau sans maître ». Pourtant, une musique de Pierre Boulez sur des textes de René Char, rien ne semblait, a priori, évident ! Et les enseignants eux-mêmes manifestaient leur crainte.

Ces enfants élevés aux cadences fractionnées et à l'agitation des formats musicaux, d'internet et des réseaux sociaux, sont pourtant totalement entrés et totalement demeurés dans la dramaturgie d'une œuvre qui aura diffusé dans leurs consciences une force créatrice, émotionnelle et spirituelle insoupçonnée. La musique possède le pouvoir de faire voler en éclats les formatages les plus rigides.

Œuvres romantiques, création contemporaine, opéras du XXe siècle ; les orchestres parmi les plus illustres (France, Séoul, Saint-Petersbourg, Radio-France, Florence, Russe, Sainte Cécile de Rome, Turin...) mais aussi vos propres formations (L'Ensemble orchestral contemporain et Ose, créés respectivement en 1992 et en 2012) ; des solistes mondialement réputés comme d'obscurs prodiges en devenir ; dans des salles mythiques aussi bien que dans les friches des agglomérations : vous dirigez de manière éclectique. A l'ère de l'hyperspécialisation - anathématisée par le sociologue Edgar Morin, « père » de la complexité et donc apôtre d'une transdisciplinarité dans le sillage de laquelle prospèrent le décloisonnement des consciences, la confrontation des idéaux, la conjuration des peurs, le maillage des imaginations, la dynamique créatrice -, ce choix est-il audible et judicieux ?

Oui je le pense, car la musique est « une », seule son incarnation est multiple. L'art est fluide, rayonnant, et la musique à valeur universelle fait chanter le monde : « chant d'ivresse » et de joie qui se joue des clivages et se joue, d'un orchestre à l'autre, d'un pays à l'autre, d'un espace de concert à l'autre. Le Beau en soit, dans toute sa plénitude esthétique n'a pas de limite spacio-temporelle ; pourquoi sa diffusion devrait-elle en connaître ? Ce champ d'activité ne représente que les stances multiples d'un seul grand poème. Le maillage des interprétations, des perceptions et des ressentis, des sensibilités de Séoul à San Paolo enrichit l'œuvre en retour, la densifie, l'universalise. Décloisonnement et confrontation relèvent de l'altérité et rendent dense et belle, sans limites l'aventure de l'interprétation.

Ose ! révèle de jeunes talents, réinvente l'orchestre, irrigue le territoire, investit des lieux improbables, diffuse la musique auprès de publics qui en sont naturellement éloignés. Il est donc particulièrement éligible au mécénat privé, puisqu'il épouse la vocation sociétale, territoriale et citoyenne affichée par les entreprises mécènes désormais capitales pour pallier l'irréversible paupérisation des subsides publics. Mais du vœu à son exaucement, le chemin est cahoteux...

Une telle formation peut être en résonance avec la philosophie profonde d'une entreprise. Elle est certes un objet marketing, mais qui n'est pas de consommation courante et dont la richesse produite est exclusivement artistique. La soutenir, c'est adhérer à sa dimension humaniste et vouloir partager avec ses collaborateurs et ses clients un supplément d'âme. Ce supplément d'âme est à l'aune de la nature même d'un tel orchestre et des concerts qu'il programme : intangible, inquantifiable, mystérieux. Et à ce titre, il embellit le miroir vers lequel l'entreprise et les destinataires de son mécénat sont tournés.

Enfin, la double analogie de l'orchestre et de l'entreprise, du chef d'orchestre et du chef d'entreprise, résonne puissamment. Combien de dirigeants regardent l'orchestre avec envie, car son objet unique : faire vivre, partager une œuvre et donc une émotion et donc un sens, revêt une noblesse dont l'ensemble des entreprises marchandes sont, par nature, éloignées voire dépossédées. Faire converger un corps social vers la performance commerciale de la vente de crédits à la consommation peut s'avérer complexe...

Ce qu'Ose ! propose aux entreprises mécènes est singulier : concerts privés, œuvres commanditées, échanges avec les musiciens et le chef, parrainage de solistes, financement de concerts, de tournées et d'enregistrements, etc. Amener les salariés à la musique, amener la musique dans l'entreprise dans une logique interactive, responsabilisante et pédagogique, peut-il permettre, même très modestement, de faire progresser certains codes du fonctionnement managérial et culturel de l'entreprise ?

J'en ai la conviction. A la double condition d'être absolument sincère dans sa démarche - c'est-à-dire ne pas extrapoler, fantasmer ou instrumentaliser les réalités - et de ne pas produire de calque d'une organisation vers l'autre ; un orchestre symphonique est un entreprise humaine au centre de laquelle se trouve l'œuvre et qui réunit une centaine de personnalités mues par un esprit et un même idéal, elle est un collectif qui fusionne et se fond en tant qu'entité humaine jusqu'à s'oublier, elle n'est donc pas une entreprise comme les autres.

La musique a une fonction sociale, notamment auprès de ces salariés « spectateurs » d'un ensemble orchestral qui diffuse auprès d'eux une énergie, une joie, mais aussi illustre singulièrement les notions d'organisation, de rigueur, de fluidité, d'osmose, et enfin expose un rôle de « chef » ici circonscrit à un rôle de « catalyseur aimant. » Oui, « aimant », car il aime l'objet qu'il sert, il aime le collectif qu'il dirige, il aime la relation au public. Ces perceptions constituent, pour ces spectateurs, des enseignements bien plus utiles que l'évocation d'analogies réduites à comparer l'orchestre à une entreprise.

« Le geste musical est une fédération d'esprit et pas seulement une addition de talents. (...) La verticalité sociale et institutionnelle de l'orchestre est réductrice, bride l'imaginaire, l'initiative et la fécondité créatrice. (...) Chacun doit s'approprier, par le travail et l'écoute, le son de l'autre, dialoguer et fusionner avec la sensibilité de l'autre dans un jeu de récurrence et de miroir, il n'est plus passif au service d'un chef et d'un soliste mais devient acteur impliqué dans la quête de la sonorité, l'énergie d'ensemble, et l'âme de l'oeuvre. » Ose ! se veut « une métamorphose nécessaire », un laboratoire d'expérimentation non seulement musicale mais aussi organisationnelle et managériale, à l'unisson des bouleversements sociaux, entrepreneuriaux, collaboratifs qui caractérisent la planète. Tel que vous le composez, l'organisez et le dirigez, l'orchestre, « collectif de création symphonique » et « fédération d'esprits bien plus qu'addition de talents », « fait » leçon managériale et exemple de cimentation culturelle pour les entreprises traditionnelles... mais aussi, plus largement, honore le principe de « réciprocité », fondateur de toute relation humaine et de toute réalisation de soi. Une « philosophie d'entreprise » et une « philosophie de société » peuvent-elles s'inspirer d'une « philosophie d'orchestre » ?

C'est possible. Mais à une condition, fondamentale : l'entreprise doit poursuivre un noble but. Le modèle de l'orchestre, la vertu fédératrice de l'orchestre, peuvent difficilement être appliqués à une société de modestes biens de consommation ou, pire, de biens de consommations asservissants. En effet, par définition l'œuvre - et c'est valable pour toute création artistique - est absolue liberté puisque son créateur l'a délivrée de toute servilité, et donc l'orchestre l'interprète dans cette exigence - et il devient houle, dramaturgie.

Si bien que la mise en perspective des valeurs de l'entreprise et de l'orchestre ne peut souffrir de trop profonds écarts. Ceci étant, la manière dont l'entreprise bâtit, manage et vend peut constituer en elle-même un « noble but », à même de magnifier la nature de son activité. Là encore, ce qui peut faire résonance commune, c'est de savoir renoncer à une dimension de soi au service du collectif.

Daniel Kawka

(Crédits : Laurent Cerino / ADE)

« Un orchestre symphonique est la plus belle métaphore que je connaisse, considère d'ailleurs le chef Ricardo Mutti. Chacun est indispensable mais doit s'effacer pour faire vivre une réalité supérieure. » Vous-même estimez que « la force vive des oeuvres crée certes l'illumination, mais c'est le chemin qui y conduit qui doit révéler la beauté, le message dans toute sa profondeur et sa vérité, en transfigurer et en transcender les acteurs. C'est l'œuvre qui choisit, se détermine à travers l'exécution, trouve sa voie et sa voix si lesdits acteurs sont des passeurs authentiques. » Bref, chacun est lié à l'autre par l'œuvre, qui fait sens individuel et partagé collectivement. Et c'est là que cesse l'analogie avec la grande majorité des entreprises - et des métiers -, dont l'objet est dépourvu de ce sens. Peut-on faire naître et modeler de toutes pièces un sens ? Et peut-on créer une cohérence, même infime, entre la mission de l'entreprise et celle de l'art que vous résumez à « consoler, concilier, porter un rêve, être vecteur de lien social profond entre les individus qui participent du même geste d'écoute et de communion » ?

Oui il est possible de faire naître un sens, puisque l'entreprise résulte d'un modèle créé par l'Homme, et donc ce dernier a toute latitude de l'enrichir de sens. Tout modèle a vocation à évoluer, à être remis en cause, à être amélioré, à reconsidérer les conventions héritées du passé, à dépasser les obsolescences qui guettent. C'est d'ailleurs ce que, dans le monde des formations symphoniques, nous entreprenons avec Ose, comme nous l'avons accompli avec d'autres - que l'on pourrait résumer à façonner une « identité sonore », une « personnalité du son » grâce auxquelles nous « développons en grande formation l'esprit de la musique de chambre. »

Toute remise en question d'une organisation nécessite en premier lieu du courage, car il faut (faire) accepter que l'ordre vacille, et donc de bouleverser nombre d'habitudes ou de zones de confort - notamment la manière d'exercer « démocratiquement » l'autorité, afin qu'elle préserve un espace de liberté, de créativité, d'initiative, de responsabilité qui permette à chacun de fournir le meilleur pour lui-même et le reste du collectif. Dans les systèmes organisationnels innovants, dès lors que l'autorité est fondée sur la compétence, l'humilité et l'exemplarité, l'horizontalisation et la circularisation (des responsabilités, de l'information) s'imposent à la verticalisation pyramidale, et ainsi toutes les cartes sont vertueusement rebattues. Ce principe, toute entreprise peut l'appliquer.

Mais lorsque vous considérez que la mission de l'art est « de consoler, de concilier, de porter un rêve, d'être vecteur de lien social profond entre les individus qui participent du même geste d'écoute et de communion », celle de l'entreprise peut-elle raisonnablement s'en approcher ?

Pourquoi la « noblesse » caractéristique d'une organisation artistique serait-elle fermée ou interdite aux entreprises non artistiques ? Après tout, une entreprise est composée d'individus qui ont fait le choix de former une communauté régie par des principes acceptés, agrégée par la confiance, et tournée vers un objectif partagé. En progressant collectivement, cette communauté fait grandir chacun de ses membres.

Même grossièrement, ce qui, en matières organisationnelle, culturelle, managériale, particularise un ensemble symphonique et un orchestre de chambre peut-il être mesuré à ce qui distingue une grande entreprise d'une startup ? Le rôle du chef, l'exercice de l'autorité et celui de la responsabilité, les règles de subsidiarité, y sont appliqués de manière très différente...

La nécessité et la difficulté de faire consensus peuvent croître proportionnellement à la taille de l'orchestre, puisque par définition tout membre supplémentaire peut être source nouvelle de résistance, de consonance ou de dissonance. La part concédée à l'aléa, celle de la discussion avec les musiciens déclinent dans les mêmes proportions. Si bien que le niveau de préparation, la force de conviction et de persuasion sont à l'aune de l'envergure du collectif que l'on dirige, puisque il est calqué sur la force d'inertie.

Au crépuscule de sa vie, le chef autrichien Carlos Kleiber confia les circonstances d'une des grandes douleurs de son existence artistique : un jour, à la tête de l'Orchestre de Munich, il invita l'orchestre à tenter « quelque chose d'autre » que ce qu'il venait de répéter. Le Konzertmeister - second grade le plus élevé dans la hiérarchie de l'orchestre, NDLR - s'y opposa publiquement. « Non, Maestro, vous avez choisi ceci, nous ne tenterons pas cela. » Kleiber avoua sa désespérance devant l'incapacité du collectif d'oser, d'expérimenter.

Et dans notre société, on constate bien l'immense difficulté de faire accepter d'expérimenter une nouvelle loi, un nouveau dispositif sans que la fronde se mobilise au gré des antagonismes repérés, imaginés, fantasmés. Tout collectif - orchestre, entreprise, association, pays - souffre de la peur et du rejet d'« essayer. »

Une peur et un rejet d'« essayer » symptomatiques des mêmes sentiments pour l'exercice de la responsabilité...

C'est pour cette raison qu'au sein d'Ose ! nous allons réévaluer les codes de disposition spatiale, et régulièrement redistribuerons la place des pupitres. Finie l'organisation descendante et pyramidale qui reléguait inéluctablement au loin les bois ou les cuivres ainsi promis à se sentir un petit moins concernés, un petit moins responsabilisés. Lorsque ces groupes instrumentaux perçoivent que le geste du chef dans une disposition de travail par pupitres seuls, disposition rapprochée, s'adresse à eux plus « spatialement » et plus intimement, car physiquement proche d'eux, inévitablement ils s'approprient différemment leur rôle, et une fois replacés en haut de l'orchestre exercent autrement attention et écoute.

Il est faux de penser que le phénomène de déresponsabilisation croît proportionnellement au nombre de personnes impliquées. Un groupe se déresponsabilise lorsqu'il sait ou sent que l'autorité qui le guide souscrit à cette pseudo règle. Lorsque le chef lui explique que la musique de Strauss par exemple, expressive car d'une seule coulée, pâtit si chaque musicien n'est pas totalement impliqué dans le jeu d'interprétation collectif, alors le 8ème pupitre des violons peut prendre pleine conscience de l'importance de son rôle, valoriser son estime de lui, élever son niveau technique, et exercer sa tâche de manière responsable. Tout est question d' « esprit ».

L'excellence est conditionnée en premier lieu à une triple conscience : celle que chaque musicien a de sa responsabilité, celle que l'ensemble des musiciens a de servir une même résonance et une même vibration sympathiques, celle enfin de faire converger les énergies et les âmes vers l'exaucement de l'œuvre - laquelle « choisit », c'est-à-dire que sa force vive créée bien sûr l'illumination mais c'est le chemin qui y conduit qui doit en révéler la beauté, le message dans toute sa profondeur et sa vérité, en transfigurer les acteurs, et ainsi, lorsque ces derniers sont des passeurs authentiques, l'œuvre trouve sa voie et sa voix. Alors le son et l'œuvre deviennent transcendance et le temps du concert ce  moment d'émotion et de jubilation, d'union et de fusion, de grâce.

De votre conscience, de vos travaux de recherche au sein de l'orchestre, de votre exercice de directeur musical, artistique, ou d'entreprise, mais aussi de vos échanges épistolaires, ressort un trait de personnalité : la bienveillance. Elle est précieuse pour accueillir et interpréter l'œuvre de l'autre ; n'est-elle pas fragilisante dans l'exercice managérial et même discréditée dans l'environnement de l'ultra-performance ?

Cette suspicion est une réalité, et je prends le risque de revendiquer et d'assumer la bienveillance. Et elle n'est nullement fragilité dès lors qu'elle est escortée par la compétence, la rigueur, la justice. Et le travail. Un exemple ? Il y a peu, je dirigeais la Gaieté Parisienne d'Offenbach à laquelle participaient les Ballets Béjart. J'accomplissais un travail préparatoire considérable pour que chacun des 25 numéros de la partition respecte scrupuleusement la métronomie des 70 minutes imparties. Mon expérience des ballets était substantielle - des ballets de Lucinda Childs aux danseurs de l'Opéra du Rhin -, mais j'éprouvais l'envie de solliciter l'appui de l'assistant du chorégraphe et d'un ancien danseur-conseiller.

Cette démarche de bienveillance et de confiance fut, dans un premier temps, incomprise. Comment un chef d'orchestre pouvait-il ainsi avouer une faiblesse et mettre en danger son autorité, pensaient certains ? La première répétition permit de taire toutes les interrogations, car en assumant pleinement ma « ferme bienveillance », en démontrant qu'elle était au seul service de l'œuvre et non à celle d'une supposée insuffisance personnelle, mon autorité ne fut aucunement contestée, bien au contraire. Etre « fermement bienveillant » rassure, m'invite à être extrêmement maître de moi, et à exercer une autorité constructive, épanouissante, responsabilisante pour le groupe.

« Je travaille à penser l'orchestre autrement », résumez-vous ainsi votre démarche au sein d'Ose !. Sommes-nous mûrs aujourd'hui pour penser l'entreprise, la société, la spiritualité, le vivre-ensemble et pour « nous penser nous-mêmes », autrement ?

L'ordre ancien s'épuise inexorablement, on assiste au dépérissement des systèmes politiques, à la décalcification des modèles de société et des organisations de la société. Tout ou presque doit être repensé. « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Cette déclaration, hâtivement attribuée à Malraux, a toutefois le mérite d'être fondée. Et je crois les Hommes de plus en plus enclins à réinterroger le sens et la vocation de la spiritualité, afin d'orienter la collectivité dans une nouvelle direction. Mais une spiritualité débarrassée de certains oripeaux religieux, libérée des carcans et qui permet de revisiter l'individualité, le sens du « moi » autant que de « l'autre. »

Les programmations des concerts incarnent-elles cet aggiornamento ?

Malheureusement non. Elles sont trop souvent sclérosées, figées dans l'immuable, la répétition et le conformisme. Les directions d'orchestre et de programmations n'osent pas « bousculer » leur clientèle, principalement par peur de la voir fuir. Or en réalité cet immobilisme est mortifère et condamne à très court terme, lorsque ce public aura besoin d'être renouvelé. La frilosité préparerait -elle la mort de l'objet ?

Mon ami, philosophe et musicologue, Hugues Dufourt m'avait prévenu, au moment où je faillis accepter la direction d'un orchestre national : « Tu seras aux ordres - du politique qui te finance, du public dont le goût conditionne la programmation, du milieu qui ligote aux règles et formate - et pourras dire adieu aux possibilités de repenser les systèmes, de les réinventer, d'en imaginer de nouveaux. »

Le monde musical ne résistera pas à la lame de fond sociétale qui aspire à l'audace, à l'indocilité, à l'innovation, à briser le système dominant des castes, des rigidités, des convenances, des reproductions de toutes sortes. Une réflexion d'ordre sociologique s'impose donc et doit s'accompagner d'une transformation, d'une mutation de l'objet, s'appuyant sur l'audace et l'inventivité. L'expérience institutionnelle et culturelle de EOC a été et est en ce sens une réussite,  un magnifique terrain expérimental, affranchi des conventions et trouvant le chemin d'une vraie liberté d'expression et d'innovation, et conséquemment l'écho d'un vaste et éclectique public.

« Ecouter la musique classique renforce l'estime de soi », confie Sofi Jeannin, cheffe des Chœurs de l'Orchestre de Radio France. Quelles autres vertus peut-on conférer aux partitions de Schubert ou de Rachmaninov, de Couperin ou de Dvorak ? L'humanité de la musique et de la plupart des arts peut-elle mettre du baume sur les plaies de l'entreprise - agressée par les injonctions du profit, de la productivité, de l'efficacité, de la compétition - et de la société occidentale - malade de son consumérisme, de son matérialisme, de son individualisme, de son uniformisation, de ses technologies, de sa hâte ?

En retrouvant son origine sacrée et sa fonction prophétique, la musique fait vivre, console, rappelle aux hommes par l'expérience de l'émotion qu'ils sont beaucoup plus que des machines à produire et à consommer. Les œuvres d'art et particulièrement musicales placent l'amateur dans une temporalité longue, qui fait intrinsèquement rempart aux dommages de la société, pour la plupart asservis aux temporalités courtes.

Ces œuvres nous font et nous donnent confiance, car elles nous disent : « Nous avons confiance en votre écoute, votre sensibilité, votre sagacité, votre émotivité. » Ainsi, grâce à elles nous nous sentons anoblis, nous jouissons du plaisir d'être en phase avec leur déroulement temporel et poétique, de saisir leur beauté, de les comprendre, de les aimer  et de les conserver dans une mémoire affective. Elles rendent « meilleur » parce qu'elles innervent une « meilleure » conscience de nous-mêmes.

Les symphonies, Mozart ne les a pas écrites pour la bourgeoisie des Esterhazy, et Haydn pour l'élite viennoise : tous deux les ont composées pour le peuple, car ils savaient que le peuple sait parfaitement dépasser la pesanteur des codes intellectuels, culturels et sociaux et « recevoir » l'émotion que lesdites œuvres exhalent.

Face aux bruits du monde, du temps effréné, de la transparence, de la cupidité, l'harmonie du son apparaît encore plus essentielle mais aussi encore plus fragile. « L'art est l'une des rares et dernières opportunités de réenchanter le monde », assurez-vous. Est-ce, comme vous l'écrit le violoniste Vincent Soler, parce que « le dernier espace de liberté est l'émotion ? »

La liberté d'être au monde forme l'une des plus grandes beautés de la vie, et cette liberté est absolue sur le terrain de l'émotion. Pour l'honorer, les musiciens doivent surmonter la difficulté de l'œuvre jouée, ou même en faire abstraction. C'est alors que cette œuvre jouée et l'émotion espérée sont reçues sans filtre par ceux qui, n'en connaissant pas les codes, s'en croyaient exclus. Ils accèdent alors à la densité de l'œuvre, à une vibration inédite, à une liberté d'éprouver qui nourrit toutes les autres libertés : celle de penser, de ressentir, et donc d'être.

« S'il faut le plus grand savoir pour jouer la musique, il faut la plus grande liberté pour l'écouter, la liberté du non savoir. Rien n'est pire que d'entendre quelque chose de beau et de savoir pourquoi c'est beau », vous indique d'ailleurs ce même Vincent Soler. La tyrannie de la traçabilité, de la maîtrise, de l'explication, de la justification disqualifie l'innocence. Une perte indicible...

L'innocence est une donnée fondamentale de la relation que l'on établit avec le public. Personne ne se parle, seule la musique et notamment la manière dont nous, musiciens, l'exprimons et lui, public, la reçoit, fait émotion. N'est-ce pas extraordinaire ? Et pourquoi donc faudrait-il conditionner, expliquer, orienter ce qui en réalité doit rester du domaine du mystère ? Ne pas savoir, c'est vivre l'émotion de la première fois.

« Aller où l'on ne va plus. C'est le chemin qui tu empruntes depuis si longtemps. Ne t'en écarte pas, et continue d'oser », conclut votre interlocuteur. Aller où l'on ne va plus, y compris au fond de soi, n'est-ce pas le plus beau de l'aventure humaine ?

Sans aucun doute, car c'est faire le choix de l'inconnu, de l'inexplicable, du mystère, c'est penser que tout est possible, et que derrière l'insondable prospèrent l'immanence, ce qui mérite et doit être exploré. C'est accepter de se laisser inviter, c'est laisser son intuition - cette intelligence supérieure qui s'impose à la tentation de l'intellectualisation - piloter, c'est donc espérer en ce que l'on est soi-même réellement et en ce que l'Homme possède d'extraordinaire.

Cet été, Ose ! se produit dans plusieurs festivals

  • Nuits de la Citadelle (Sisteron, le 13 août à 21h30 : Boléro et concerto en sol de Ravel, symphonie n°6 de Sibelius et adagietto de la 5e symphonie de Mahler),
  • Chaise Dieu (24 août, 16h30 : concerto en sol et le Tombeau de Couperin de Ravel, et symphonie n°6 de Sibelius),
  • Festival Berlioz (29 août, 20h : ouverture Tannhauser de Wagner, Choros d'Amy, Tout un monde lointain de Dutilleux),
  • Festival international de Besançon (17 septembre, 18h : Boléro et concerto pour la main gauche de Ravel, J'entends dans le lointain de Schmitt, Les âmes du purgatoire de Hersant).

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