X. Kergall - J.L. Étienne : "Entreprendre, c'est une aventure permanente"

Chaque année, Xavier Kergall réunit plusieurs dizaines de milliers d'entrepreneurs aguerris ou en devenir lors des éditions du Salon des Entrepreneurs qu'il a fondé il y a 23 ans (la dernière édition lyonnaise, des 15 et 16 juin a réuni 15 224 visiteurs). De son côté, Jean-Louis Étienne, médecin et chef d'entreprise, se consacre à l'exploration de milieux naturels afin d'y étudier les changements climatiques. Des parcours d'entrepreneurs qui convergent vers un même dessein : faire de leur aventure qu'elle serve la société. Dialogue entre deux hommes libres et engagés, guidés par l'envie de créer, d'innover et de partager.
Jean-Louis Etienne et Xavier Kergall.

Acteurs de l'économie. Médecin, scientifique, explorateur, mais également chef d'entreprise : Jean-Louis Étienne, vous multipliez les rôles. Quel est celui qui, au final, vous correspond le mieux ?

Jean-Louis Étienne. Avec le temps et surtout les expériences, je me rends compte que celui qui me correspond aujourd'hui le mieux est celui d'entrepreneur. Tous les mois, j'ai un rendez-vous avec mon comptable, des partenaires, des banquiers, etc. Je retrouve ainsi les préoccupations de n'importe quel autre chef d'entreprise. Des patrons que je rencontre régulièrement, animés par cette envie et cette liberté d'entreprendre que je partage avec eux, incommensurablement. Plus profondément, je ressens également cette solitude inhérente à tout chef d'entreprise. Je reste un aventurier, mais un aventurier entrepreneur.

Xavier Kergall. Lorsque vous êtes en expédition, par exemple sur un territoire hostile, de quelle manière gérez-vous cette solitude ? Est-elle identique à celle d'un entrepreneur ?

J.-L.É. Je la gère dans le chemin que j'entreprends au quotidien. Il faut disposer d'une voie afin de trouver la ressource nécessaire pour avancer. La solitude relève de la nécessité d'être pro-actif. Et quand bien même je suis entouré, parcours le monde et fais des rencontres, je suis conscient que si je m'arrête, les projets cesseront aussi. C'est vous, chef d'entreprise, qui portez ce projet et êtes seul dans la décision ultime. Dans une entreprise, les collaborateurs ne sont pas des amis, surtout dans les grandes organisations. Je l'ai aussi expérimenté lors de mes expéditions en équipe. Lorsque vous êtes responsable d'un groupe, c'est à vous qu'il revient de diriger, de guider, de recadrer, d'animer. C'est le rôle d'un chef d'entreprise.

C'est ainsi que je disais parfois, afin de ranimer l'élan : « Nous allons remettre le rêve à la surface. Souvenez-vous pourquoi nous nous sommes réunis. » C'est fondamental. En aucun cas, vous ne devez perdre l'objectif. Il faut savoir réanimer la flamme, retrouver le rêve premier. Essayer de retrouver l'énergie originelle. C'est ainsi que nous pouvons combattre l'incrédulité, en permanence.

Jean Louis Etienne

ADE. Xavier Kergall, vous côtoyez des entrepreneurs depuis toujours, de votre poste de directeur général de l'IEA au premier Salon des Entrepreneurs de Paris que vous avec créé en 1993. Cette solitude vous la vivez aussi au quotidien : comment la percevez-vous chez les entrepreneurs, mais également en vous-même lorsque vous y êtes confronté ?

X.K. « Dans la vie, il y a deux catégories d'individus : ceux qui regardent le monde tel qu'il est et se demandent pourquoi. Ceux qui imaginent le monde tel qu'il devrait être et se disent, pourquoi pas ? », avait déclaré George Bernard Shaw, prix Nobel de littérature en 1925, et qui reflète le sentiment actuel. Nous observons ainsi des entrepreneurs qui gèrent la solitude par le mouvement permanent de l'innovation. D'autres, par l'empathie avec autrui, car ils en ressentent le besoin. Mais, chaque fois, l'entrepreneur doit prendre une décision. Et à ce moment-là, il est seul, quoi qu'il en soit. Que vous soyez entrepreneur en politique, dans l'exploration, la religion ou l'armée.

L'entrepreneur est celui qui va faire bouger et évoluer les lignes et qui doit décider, à un moment donné. Lorsque j'ai créé le premier Salon des Entrepreneurs, j'ai éprouvé cette sensation. Au départ, vous ne vous posez pas tellement de questions, vous décidez et agissez, sans savoir ce qu'il adviendra. Il vous faut convaincre, à la manière de tout entrepreneur. L'entrepreneur est un vendeur de lui-même, mais aussi de rêves, d'actions, d'innovation.

ADE. Outre la solitude, l'incertitude est un autre sentiment présent dans le parcours d'un entrepreneur. La ressentez-vous également ?

J.-L.É. L'incertitude est permanente. Je travaille depuis cinq ans sur le programme baptisé « Polar Pod Expedition ». Je pensais rapidement trouver les financements mais, au final, le projet a pris du retard. De nombreux acteurs s'y sont greffés, notamment le milieu de la recherche, où nous comptons à ce jour plus de 120 laboratoires associés. Le projet est devenu une machine importante, grossissant au fur et à mesure. Nous devions partir en 2017 ; ce sera finalement en 2018, le temps que les chercheurs réunissent financement et matériel. Tout projet est donc marqué par l'incertitude. Il faut savoir prendre sur soi et faire parfois face à un projet qui devient plus gros, plus impressionnant. Il faut surtout ne pas abandonner ce projet grandiose.

Dans mon cas, je me suis dit : « Depuis le début, je suis irréprochable, je n'ai menti à personne. Si nous y allons, c'est grâce à moi. » Je me dois donc de tenir. Si nous n'y parvenons pas, tant pis. En revanche, si cela fonctionne, ce sera génial. Il ne faut pas se laisser démonter, persévérer et être optimiste. C'est dans l'incertitude qu'il faut savoir construire sa confiance. Donc, j'entretiens ce rêve et je continue.

xavier kergall

X.K. L'incertitude n'est pas la même lorsque vous démarrez votre carrière professionnelle. Bien entendu, l'expérience ne règlera pas les problèmes de l'incertitude, mais diminuera considérablement ses risques. Ils seront pesés, ajustés, analysés. L'expérience donne ainsi des signaux d'alerte avant-coureurs, permettant d'anticiper et d'éviter l'échec, alors que l'inexpérience, et parfois la jeunesse, peuvent amener à prendre des murs violemment. Lorsque j'ai créé les Salons des Entrepreneurs, la direction que j'ai prise était inconnue. Aucune règle ni écrit n'existaient sur la bonne trajectoire à prendre. De plus, acquérir la confiance des personnes et des partenaires est toujours difficile au départ. Mais au fur et à mesure, l'expérience vous nourrit, vous fait monter en capacité d'analyse. Vous n'y allez plus « la fleur au fusil. » Vous restez un aventurier, conservez cette part d'incertitude, mais désormais vous êtes dans une aventure plus réfléchie.

X. K. Jean-Louis Étienne, comment percevez-vous la notion d'échec ? Est-ce un acte de construction, de rebond qui vous nourrit et vous permet de mieux avancer ensuite ?

J.-L.É. Je me construis de mes échecs. J'en ai connu deux, le premier lors de ma première tentative au pôle Nord en 1985. Personne n'était présent pour me renseigner, pour savoir comment agir sur la banquise par moins 45 °C. J'y suis allé et j'ai échoué au bout de 15 jours. Mais j'ai appris très vite et mon envie d'y retourner a été plus forte. Mon partenaire financier de l'époque m'a de nouveau fait confiance, me laissant repartir alors même que je lui avais renvoyé l'argent restant. Le second échec fut la traversée du pôle Nord en dirigeable dans le but de mesurer l'épaisseur de la banquise. Malheureusement, il a été détruit dans une tempête pendant la période d'essai et je n'ai pas pu repartir. Je n'ai pas eu de seconde chance de la part de mon partenaire, ce qui a été très difficile à accepter. Mais de ce nouvel échec, j'avais à nouveau appris. J'ai analysé mes erreurs et les ai acceptées. C'est essentiel pour la suite de vos projets.

ADE. L'échec fait pleinement partie de la panoplie de l'entrepreneur. Encore faut-il le faire accepter...

X.K. Les Américains sont très attachés à cette notion, ainsi qu'à celle du rebond. Pour eux, c'est un gage de reconnaissance, de motivation, d'envie. Un startupper peut trouver plus facilement des financements lorsque son CV prouve qu'il a connu des échecs. En France, ce n'est pas la même chose. Au contraire, il est même préjudiciable pour un entrepreneur de connaître l'échec, considéré comme une erreur. Dans mon parcours, j'en ai connu deux. Le premier avec Le Mondial de l'internet, un très grand salon que nous avons organisé en 2001, juste avant la bulle internet. Et plus récemment avec un autre salon. La raison majeure de ces deux revers est de ne pas avoir placé un bon manager complémentaire sur chacun de ces chantiers, de ne pas avoir trouvé meilleur que soi. Je l'ai compris grâce à une analyse a posteriori. Il est primordial de consulter les autres pour comprendre un échec. Ainsi, l'entrepreneur - et moi-même dans les deux cas cités - doit être capable de se nourrir d'un échec pour mieux rebondir.

xavier kergall

J.-L.É. Tout dépend du niveau de l'échec et des conséquences que cela génère dans l'univers dans lequel vous travaillez. Si vous rencontrez un échec, que vous le prenez à votre compte et que vous vous relancez, vous prouvez que vous avez appris. Mais si vous dépendez de vos clients, cela devient un problème. L'échec révèle les lacunes d'un projet. On apprend ainsi.

ADE. Derrière l'ensemble de ces notions - d'échec, d'incertitude, de solitude -, entreprendre relève avant tout d'une aventure humaine, personnelle et professionnelle. Qu'est-ce qui vous satisfait dans cette idée ?

J.-L.É. La notion de liberté. Nous sommes dans un mouvement et l'action nous enrichit en permanence. Pendant longtemps, je préparais des expéditions très physiques, comme sur la course autour du monde avec Éric Tabarly ou encore l'ascension de la face nord de l'Everest. Mais, avec l'âge, le contenu des expéditions a évolué. Nous avons besoin de créativité, de réflexion davantage que d'engagement physique, par exemple. Dans cette évolution, nous ne sommes pas pénalisés comme un sportif de haut niveau pourrait l'être. Vous inventez des salons, moi des expéditions. C'est ainsi que j'aime inventer des projets qui reposent sur un trépied : construction, intérêt scientifique et communication pédagogique. Je me définis donc comme un bâtisseur qui parvient à faire passer un message.

X.K. C'est tout à fait cela. Je me retrouve dans ce mot, « bâtisseur ». Cela fait partie des gênes de tout entrepreneur. Je constate aussi qu'il y a un parallèle très fort entre les inventeurs et les entrepreneurs. Ils ont un besoin de créer de nouvelles choses ; c'est génétique. Cela constitue un moteur, comme s'ils étaient dans l'insatisfaction permanente puisqu'ils se placent sans cesse dans l'instant suivant, sur la nouvelle création, l'idée, l'innovation. C'est pareil dans mon cas. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a une soif et une envie de faire. Lorsque vous organisez un salon, vous pensez déjà au suivant. C'est impossible de s'arrêter. Vous êtes et avez besoin de mouvement permanent et d'innover tout le temps.

ADE : Pour quelles raisons entreprend-on?

X.K. Pour construire sa vie. Entreprendre, c'est d'abord une démarche très personnelle. Vous êtes pris d'un besoin de créer et épris d'autonomie. Vous ne rentrez dans aucune case, car vous êtes libre. Entreprendre est un parcours d'exploration fait d'incertitude et de découvertes, que vous menez dans le but de rendre votre vie intéressante. Régulièrement, je dis ainsi aux plus jeunes : « Partez de vos passions, transformez-les en business et faites-en votre vie. » C'est ce que nous essayons de transmettre depuis toutes ces années lors des Salons des Entrepreneurs. Cependant, cette liberté a un coût, celui de l'énergie que vous déployez afin de transgresser les règles établies. Et c'est de plus en plus compliqué. C'est pourquoi tout le monde ne peut entreprendre.

xavier kergall

J.-L.É. C'est l'acte d'entreprendre qui permet d'inventer sa vie. Quoi que l'on entreprenne aujourd'hui, c'est une aventure permanente. Il faut l'insérer dans la marche sociale. J'accepte que les jeunes viennent me demander un soutien, un parrainage, une lettre. En revanche, lorsqu'ils me demandent les clés pour trouver des financements, je refuse. Ils doivent profiter de ce temps pour aller chercher les outils nécessaires afin de vivre de leur passion, se confronter aux autres, s'ouvrir. Ils en reviendront grandis et auront compris. La passion est un moteur qui doit être alimenté et redynamisé en permanence pour pouvoir le solliciter. Si vous avez tout obtenu sans avoir eu à chercher, vous n'aurez rien appris

Biographies de Jean-Louis Etienne et Xavier Kergall

Jean-Louis-Etienne


1986 : Est le premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire
1990 - 1996 : Mène plusieurs expéditions en régions polaires à vocation pédagogiques
2002 : Réalise Mission banquise, une dérive de trois mois sur la banquise du pôle Nord
2004-2005 : Accomplit, en équipe, un inventaire de la biodiversité sur l'atoll de Clipperton
2007 : Échec de son expédition pour traverser l'Arctique en dirigeable
2010 : Réussit la première traversée de l'océan Arctique en ballon rozière
Depuis 2011, coordonne la mission Polar Pod Expedition, destinée à étudier l'océan Austral

Xavier Kergall


1989 : Devient directeur général de l'IEA
1993 : Crée le premier Salon des Entrepreneurs de Paris
1998 : Co-écrit le « Livre blanc de la création d'entreprise, 12 mesures d'urgence pour favoriser la création d'entreprise et d'emploi »
2004 : Lance la première édition du Salon des Entrepreneurs Lyon Rhône-Alpes
2005 : Lance le Forum national des associations et fondations
2007 : Co-édite le premier Guide du Routard de la création d'entreprise
2012 : Crée le Congrès des DAF et des directeurs juridiques
2014-2015 : Lance le service annonces légales et judiciaires au sein du groupe Les Échos

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