P. Le Merrer : "En économie, le big data ne doit pas remplacer le débat"

Face au débat parfois virulent entre les économistes "hétérodoxes" et "orthodoxes", Pascal le Merrer, directeur des Journées de l'Economie (JECO) appelle à prendre de la distance. Il estime réducteur une classification en écoles des chercheurs, préférant s'attarder sur la méthodologie de travail. L'enseignant à l'ENS Lyon se questionne ainsi sur l'omniprésence du big data dans l'analyse économique, source selon lui d'une mise à distance du dialogue interdisciplinaire. Il n'élude pas les discussions qui traversent la profession, exhorte les politiques à changer de méthode et se félicite du dynamisme mondial des économistes français.
(Crédits : DR)

Acteurs de l'économie-La Tribune : Le monde des économistes français a été agité ces dernières semaines par le débat, parfois incisif et violent, opposant économistes dits "orthodoxes" et "hétérodoxes". Les premiers, plutôt libéraux sont convaincus que la régulation par les marchés fonctionne bien, tandis que les seconds sont issus d'écoles marxiste, postkeynésienne ou institutionnaliste. Cette querelle est-elle justifiée ? Que révèle-t-elle de l'état de la discipline en France ?

Pascal Le Merrer : Ce débat souligne un processus ancien qui dépasse, selon moi, l'idée simpliste d'une pensée économique française qui serait marquée par un débat entre d'éventuels "hétérodoxes" et "orthodoxes". Cette querelle reflète une lame de fond, à l'œuvre depuis une quinzaine d'années : celui d'un processus de mondialisation de l'économie et de l'univers scientifique. Des basculements clairs sont à l'œuvre débouchant sur une normalisation internationale de la profession. Aujourd'hui, les jeunes économistes rédigent en anglais, car la communauté scientifique à une approche internationale et collaborative. Nos chercheurs français s'inscrivent dans cette dynamique.

En économie, on a tendance à se référer à des écoles : celle dite classique, celle issue de la pensée de Keynes ou de la régulation, etc. Le débat entre les "hétérodoxes" et "orthodoxes" s'inscrit dans cette manière de classifier les courants. Je pense, au contraire, que les économistes ne se positionnent pas en termes d'école, car ils sont dans des champs de recherche très spécifiques (finance, commerce international, économie collaborative, etc.)

Qualifier en ces mots ce débat est une paresse intellectuelle. J'estime qu'il y a davantage de diversité. Il y a un spectre très large : de l'économie dite élitiste à une approche des sciences sociales plus transversale.

Selon vous, la fracture n'est donc pas idéologique. Ne réside-t-elle pas alors dans l'approche de la discipline et les méthodologies de recherche adoptées par les économistes ?

Les méthodes de travail des économistes ont totalement changé ces dernières années. L'irruption du Big data modifie les approches. Certes, ces données permettent d'effectuer des travaux beaucoup plus précis sur les comportements des agents économiques. Mais il y a un risque de produire des travaux sans théories, sans pouvoir expliquer les résultats des recherches. Il y a un équilibre à trouver. Il faut à la fois s'emparer de ces données, mais également les lire à travers une grille d'analyse théorique. Aujourd'hui, le lien n'est pas toujours fait.

Ainsi, il faut se demander à quel modèle théorique ces économistes se réfèrent. La technicité des traitements des données l'a peut-être emporté sur le traitement intellectuel, mettant à distance les autres disciplines.

In fine, cela soulève la question de l'ancrage de l'économie dans les sciences sociales, et donc des relations de cette discipline avec l'histoire, la sociologie, etc. Il y a dans ce secteur des bouleversements importants, engendrant un recul, voire une disparition du dialogue interdisciplinaire. Contrairement au passé, où par exemple Pierre Bourdieu interpellait directement les économistes, il y a aujourd'hui moins de porosité entre les domaines de recherche.

Les Jeco, qui se dérouleront une nouvelle fois à Lyon en novembre 2015 sont un lieu de débat entre économistes, société civile et politiques.

Au-delà des questions de méthodologie, quels autres débats, dans la recherche économique française, observez-vous ?

S'il y a des tensions dans la profession, sans pour autant que celle-ci soit une terre balkanisée, c'est que le fonctionnement de la discipline pose des questions et suscite des débats. Trois d'entre eux peuvent être clairement identifiés.

Tout d'abord, il faut se demander comment le recrutement est effectué. Est-ce qu'on valorise de manière trop importante les compétences de traitement des données, par rapport à des travaux qui mobilisent l'histoire de la pensée, la description des situations observées, etc.

Un deuxième débat porte sur l'enseignement de l'économie. Le sujet est central, car ceux qui enseignent, ce sont ceux qui ont réussi à être recrutés. Les économistes incorporés, grâce à leurs propres compétences techniques, auront ensuite le réflexe d'enseigner et de transmettre leurs propres domaines d'expertises et visions des choses. Or, ceux qui suivent des études d'économies ne deviendront pas, pour plus de 90 % d'entre eux, des économistes. Les étudiants de cette discipline devraient recevoir un enseignement diversifié, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Un troisième débat se focalise sur le lieu de confrontation des analyses. Existe-t-il encore, en France, des universités et des écoles assurant le pluralisme des approches économiques ? Ce débat impacte, en écho, la manière d'organiser la recherche dans le pays.

La France possède des économistes reconnus, issus de "chapelles" différentes. Jean Tirole, de l'école de Toulouse, a remporté le Prix Nobel d'économie. Thomas Piketty, Philippe Aghion et Yann Algan sont plébiscités outre-Manche. Peuvent-ils influer sur la politique économique française ? Peuvent-ils agir, alors que leurs travaux nécessiteraient de profondes mutations et donc du temps, alors que le moment politique s'inscrit dans le court terme et parfois dans l'opportunisme électoral ?

L'influence des économistes n'est pas nulle, mais elle est très limitée. La France est victime de son cloisonnement. C'est uniquement dans l'urgence de la réforme que les économistes sont appelés. Ce n'est pas la bonne façon de travailler. Il faut prendre le temps de la réflexion et de l'expérimentation, en proposant des mesures et en les évaluant progressivement.

Cette  méthodologie basée sur l'évaluation stricte des politiques publiques pourrait permettre ensuite d'adopter les bonnes décisions. Mais cela nécessite du temps, ce qui est incompatible avec le calendrier politique dicté par le temps court. L'exemple du RSA, dans ce domaine, est criant. Cette réforme a été généralisée sans les évaluations nécessaires, alors que c'était l'approche défendue par Martin Hirsch. Aujourd'hui, l'impact de ce dispositif sur les territoires et sur l'économie n'est pas vraiment analysé.

Les économistes possèdent des outils qui peuvent aider à la décision politique. Mais pour cela, il faut un échange intellectuel fluide et récurrent entre l'ensemble des acteurs : économistes, politiques, acteurs économiques, citoyens, associations, entreprises. La loi Macron actuellement en débat au Parlement s'inscrit dans cette logique politique, où la décision vient du sommet sans concertation réelle.

Piketty

Thomas Piketty (c) était reçu début 2015 au Chili, où sa théorie sur les inégalités a interpellé la présidente Michelle Bachelet (à la g de Piketty). Crédits : Warko CC 2.0

Ce comportement, voire ce paradigme dans lequel s'enferme les politiques n'est-il pas suicidaire au vu de la gravité de la situation économique ?

Le mot réforme est presque devenu un gros mot. Ce vocable est identifié à une politique libérale qui serait préjudiciable aux plus vulnérables. Ce n'est pas la nature des réformes qui sont en cause, mais la manière de les conduire, dictée par le sommet de l'État.

De nombreuses enquêtes concluent à la nécessité de donner plus d'importance aux territoires, où se trouve le réel dynamisme de nos économies, pour mener à bien des réformes. Pour cela, nos dirigeants politiques doivent faire un pas de côté, abandonner leur vision verticale au profit d'une mentalité guidée par la pertinence des initiatives territoriales, de leur évaluation puis de leur généralisation éventuelle. Une vision horizontale permettrait certainement de mieux croiser les approches économiques et politiques. C'est ce qui se fait dans certaines métropoles françaises.

Quel rôle peut jouer la compréhension de l'économie pour les citoyens ?

Tout le monde a besoin de comprendre l'économie pour vivre sa vie. C'est essentiel pour faire société, afin que les citoyens puissent participer aux grands débats. S'ils comprennent davantage leur environnement, ils possèdent alors des capacités de prise de décisions plus importantes, plus sûres,  impactant ainsi leur vie personnelle.

Il faut donner à chacun la possibilité de s'en sortir et de se réaliser. C'est ce que doit permettre la société, en dotant les individus d'une égalité des moyens afin que chacun puisse réussir, comme l'explique l'économiste Amartya Sen. Après, l'individu est en responsabilité. A lui d'en faire ce qu'il souhaite. Il ne faut donc pas tomber dans l'égalitarisme.

Pascal Le Merrer

Selon une étude du FMI, parmi les 25 "économistes âgés de moins de 45 ans qui exerceront, au cœur des prochaines décennies, le plus d'influence sur notre compréhension de l'économie mondiale", sept sont français. Comment expliquez-vous ce dynamisme ?

L'enseignement et la recherche de l'économie en France, jusqu'aux années 70, a été une catastrophe. Il n'y avait pas de formation d'économistes au sens strict du terme. Il existait quelques spécialistes issus de Polytechnique qui occupaient des postes en lien avec l'économie, mais dans une approche carriériste de la haute administration. Puis, la recherche et l'enseignement en économie se sont développés avec la création, après mai 1968, des facultés dans ce domaine.

La France a connu, à partir des années 70, et encore aujourd'hui, de grands chercheurs, à l'instar de Michel Aglietta ou André Orléan, qui représentent le courant de la régulation et des conventions. Mais la question de leur héritage intellectuel se pose, alors que sur la même période, les héritiers des économistes libéraux sont majoritaires et anglo-saxons.

Toulouse, Paris, où Aix-Marseille sont aujourd'hui des excellentes écoles. Mais la prédominance de ces trois universités pose la question de l'enseignement des courants minoritaires. Cela crée peut-être des déséquilibres dans la formation, mais le résultat est net : celles qui existent de nos jours en France sont parmi les meilleurs du monde. En conséquence, nos économistes formés dans celles-ci se placent ensuite dans les plus prestigieux centres de recherche au monde.

Ces jeunes intellectuels sont le produit de l'excellence de la formation à la française. Mais ils sont, pour certains, marqués d'une particularité. Bien qu'ils soient issus d'écoles où la pensée est peu éclectique, ils développent des approches transversales. Thomas Piketty s'inscrit dans cette catégorie. Il se définit lui-même comme un chercheur en sciences sociales et non pas comme un économiste.

Parmi les sept chercheurs  français cités dans les 25 du classement du FMI, la plupart n'exercent pas en France. Comment expliquez-vous cet exil ?

Effectivement, la grande majorité d'entre eux ne sont pas dans des établissements de recherche français. Je pense que cela s'explique par une question de moyens. Les conditions de travail sont beaucoup plus avantageuses à l'étranger qu'en France.

Ces opportunités proposées aux économistes ne sont pas autant développées pour les autres chercheurs, sociologues ou historiens. Cela pose les fondements d'un autre débat qui traverse la profession d'économiste : sommes-nous plus individualistes que les autres chercheurs des sciences sociales ?

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