Roger-Pol Droit, un mois après les attentats : « Il faut dire la vérité »

« Aucune parole de vérité n'est destructrice », juge le philosophe, qui exhorte à « dire, dire, dire » pour éteindre les feux, libérer les consciences, restaurer les vertus de la complexité, et ainsi revitaliser un vivre-ensemble disloqué mais que la mobilisation citoyenne après les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher a montré la volonté de réparer. Cette acceptation de la « complexité » constitue chez Roger-Pol Droit le fil rouge de ses explorations. Toutes les formes de fanatismes prospérant dans le rejet des antagonismes « intérieurs », enraciner un enseignement durable, solidaire, humaniste des événements d'il y a un mois exige l'acceptation universelle de cette complexité. Société et entreprises y sont-elles préparées ?

Acteurs de l'économie : Dans votre nouvel essai à paraître le 18 février, La philosophie ne fait pas le bonheur... et c'est tant mieux ! (Flammarion), vous rappelez les fondamentaux de la philosophie. Parmi eux, la vocation de « chercher la vérité » et celle de « faire proliférer les questions plutôt que les assurances ». A propos de la vague d'attentats qui a frappé la France les 7 et 9 janvier 2015, quelles vérités et quelles questions essentielles l'approche philosophique permet-elle respectivement de lire et de poser ?

Roger-Pol Droit : Dans ce livre, je dénonce une dérive actuelle de la philosophie, du moins dans son versant le plus public. Elle est devenue comme une annexe du développement personnel et des psychothérapies, une façon d'assurer son bien-être qui me semble tout à fait illusoire. La philosophie, au lieu de se focaliser sur le bonheur, ferait mieux de se préoccuper, comme elle l'a toujours fait, du tumulte du monde. Et les attentats de Charlie Hebdo et l'Hyper Casher montrent dramatiquement qu'il y a fort à faire.

Quitte à décevoir, je commencerai par souligner qu'il ne faut pas surestimer la capacité de lecture ou de diagnostic de la philosophie. Elle ne discerne pas mieux ce qui se passe que ne le font, dans leurs domaines respectifs, la sociologie, l'économie ou la psychologie. La philosophie voit sans doute autre chose, avec d'autres outils ou d'autres points de départ, mais cela ne signifie nullement qu'elle pourrait prétendre atteindre à je ne sais quelle vérité ultime. En outre, je ne saurai parler au nom de « la » philosophie, qui est multiple, diverse, traversée de quantité d'écoles et de querelles. Je ne revendique donc que mon regard, celui d'une subjectivité qui s'efforce de réfléchir, de discerner des éléments à creuser dans le bruit et la fureur de l'actualité. A cette aune, quelles vérités peut-on lire dans les attentats ? Quelles questions essentielles peut-on poser ?

La vérité la plus simple et la plus crue, c'est la vulnérabilité des démocraties face à la barbarie. Quand des meurtriers fanatiques, prêts à mourir, attaquent n'importe où et n'importe quand, il est pratiquement impossible de se prémunir contre eux. Les islamistes djihadistes sont fermement résolus à détruire tout ce que les démocraties et les républiques ont construit depuis des générations : les libertés d'expression, la liberté de culte, l'égalité des hommes et des femmes...

C'est cela, aujourd'hui, qui constitue ce qu'on nomme « l'Occident », qui inclut aussi bien le Japon et les Etats-Unis que la vieille Europe. Depuis le 11 septembre 2001, beaucoup d'intellectuels l'ont dit et redit, mais la France semble seulement commencer à comprendre l'étendue et la radicalité de cette guerre. Quant aux questions essentielles qu'il convient de poser, trois s'imposent en particulier, qui exigent chacune de longues analyses : quelles sont les causes de notre impuissance apparente face aux meurtriers ? Comment la barbarie se définit-elle ? De quelle manière la tête d'un djihadiste s'organise-t-elle ? On a totalement tort en effet de ne pas se pencher sur la cohérence et la force de leur pensée, et de croire qu'il s'agit d'arriérés ou de psychopathes.

Il est l'heure de dire clairement et courageusement la vérité, toutes les vérités, aussi déstabilisantes soient-elles pour les équilibres sociologiques. Comment peut-on libérer cette « parole de la vérité » pour qu'elle soit constructive et non pas destructrice ?

Je ne crois pas qu'aucune parole de vérité soit jamais destructrice. Ce sont les faux-fuyants, les discours agréables mais illusoires, les mensonges volontaires ou par omission qui sont les principales causes de destruction, jamais le fait de dire les choses comme elles sont, d'identifier les ennemis, de dire clairement qui sont les adversaires et qui sont les victimes. Si on ne le fait pas, on reste dans la confusion - des idées, des propos - qui est toujours, à plus ou moins long terme, destructrice.

Ce sont des paroles de vérité que Manuel Valls a prononcées à l'Assemblée nationale le 13 janvier, dans ce discours historique applaudi par tous les députés debout, lorsqu'il a déclaré que la France est en guerre contre le terrorisme islamiste, qu'elle combat les djihadistes, que ces ennemis viennent aujourd'hui du dedans, non du dehors. De même, ce sont des paroles de vérité que de mettre en lumière l'existence d'un nouvel antisémitisme qui s'est développé dans les cités. Il faut dire également que cet antisémitisme a été trop longtemps dénié, insuffisamment dénoncé, inefficacement combattu.

Il faut aussi dire que la confrontation entre islam et islamisme est interne à l'islam. Elle le concerne en son cœur, et doit être conduite, au premier chef, par les musulmans eux-mêmes. Dire la vérité, et de manière constructive, c'est aussi reconnaître le risque élevé de nouveaux attentats et la nécessité de mesures exceptionnelles - notamment en matière de renseignements, de moyens juridiques, de contrôle d'Internet - sans déroger ni aux principes de la République ni aux libertés de la démocratie.

Cette manière de parler vrai en politique, constitue par elle-même un acte remarquable, immédiatement porteur de conséquences. En effet, désigner clairement les ennemis, les difficultés, les objectifs et les principes a pour effet immédiat de changer la représentation de la situation, la manière de la comprendre, donc d'agir. Ces paroles de vérité enclenchent de nouveaux processus. Mais ce ne sont pas des vérités comme celles de la métaphysique de Platon ou celles des sciences exactes. Ce sont plutôt des vérités qui se construisent à mesure, au fil des expériences, comme l'explique le pragmatisme du philosophe américain John Dewey, qui soulignait combien la démocratie constitue une expérimentation collective permanente.

Roger-Pol Droit

« Il n'est d'autre remède à la maladie épidermique du fanatisme que l'esprit philosophique qui adoucit les mœurs des hommes et prévient les accès du mal », jugeait Voltaire. Du XVIIIe au XXIe siècle, les expressions du fanatisme ont bien changé, mais cette évocation semble prophétique. Chaque acte de barbarie, chaque génocide résultent-ils d'un déficit d'esprit philosophique ?

En un sens, oui. Mais il faut considérer que ce déficit est structurel, et impossible à combler. Ce qui m'oppose mécaniquement à l'optimisme des Lumières. Quand Voltaire parle de « l'esprit philosophique », il fait référence à la critique rationnelle des dogmes, à une sorte de scepticisme cultivé qui fut sa marque de fabrique et celle de son siècle. Mais cet esprit-là a échoué : il n'a pas « adouci les mœurs » du peuple allemand sous le IIIe Reich, qui était alors le peuple le plus philosophe, le plus musicien, le plus cultivé et qui n'en est pas moins devenu le plus meurtrier et le plus fanatiquement inhumain.

Après la Shoah, dire que l'esprit philosophique adoucit les mœurs devrait soulever carrément un vaste éclat de rire... D'ailleurs l'idée même que la philosophie doive nécessairement, comme la musique, « adoucir les moeurs » est une idée largement démentie par l'histoire. De même qu'il y a des musiciens guerriers (Wagner), il existe des philosophes nazis (Heidegger). La philosophie n'est pas unifiée et unitaire, elle ne garantit pas contre le mal. Il lui arrive même d'y participer. L'opposition philosophie-barbarie n'est pas une donnée universelle et nécessaire.

Pour autant, cela ne signifie pas que la philosophie ne peut rigoureusement rien contre la violence et l'inhumanité. Mais il faut opérer une très forte déflation de ses prétentions. Voilà plus de 25 siècles que la philosophie se pratique, s'enseigne, se diffuse, ramifie, et cela n'a pas empêché les dictatures, les guerres, les massacres et les totalitarismes de se produire. Certes, on peut mettre au crédit des philosophes, et en particulier de ceux des Lumières, non seulement les idéaux régulateurs des droits de l'homme mais l'invention des institutions internationales qui ont permis de renforcer des dispositifs de paix et d'endiguer quelques guerres.

La Société des Nations, puis l'Organisation des Nations-Unies sont directement issues des projets de « paix perpétuelle » de Rousseau et de Kant. Mais ces progrès, même indéniables, n'en sont pas moins très lents, toujours fragiles, et presque mineurs en comparaison des horreurs et des génocides qu'ils n'ont pu empêcher. Les pouvoirs de l'esprit, et de l'esprit philosophique en particulier, ne sont pas nuls. Mais ils sont faibles. Compter sur l'esprit philosophique, et sur lui seul, pour mettre un terme à la barbarie est une croyance très candide.

A l'évocation des attentats en France mais aussi des décapitations perpétrées par Daech ou des massacres par Boko Haram, une dénomination est communément retenue pour qualifier les auteurs et leurs actes : barbares et barbarie. En 2007, vous avez publié Généalogie des barbares (Odile Jacob), qui explore l'évolution, depuis les Grecs, des représentations de la barbarie. Cette projection dans le temps lointain et son étude historique nous apprennent-elles à « lire » la réalité de la barbarie en 2015 ?

Au moins d'une lumière frisante, car ces notions de barbares et de barbarie ont effectivement une longue histoire qui permet de comprendre différemment les usages actuels. Les Grecs ont inventé le terme, et l'idée même de « barbare ». Mais la notion de « barbarie », au sens de l'inhumanité dans l'homme, leur était totalement étrangère

Pour les Grecs de l'Antiquité, les barbares sont d'abord des gens qui « parlent mal ». C'est là le sens originaire du terme, qui est attesté chez Homère. Mais on ne peut « parler mal » sans être aussitôt soupçonné de « mal penser », du moins dans le contexte grec, où l'étroite parenté de la parole et de la raison s'inscrit dans le terme même de logos, qui signifie les deux, parole et raison. Ceux qui « parlent mal » seraient donc « déraisonnables » : les barbares sont réputés impulsifs, emportés, ils manquent du sens de la mesure.

L'excès serait leur lot, la démesure leur destin. Individuellement, mais aussi collectivement. Car leur relation imparfaite au logos, la « parole-raison », a encore cette conséquence : elle leur interdit d'instaurer un ordre politique fondé en raison. Le barbare est d'abord, pour un Grec, celui qui vit sous l'autorité d'un roi ou d'un empereur plutôt que sous le pouvoir des lois. Politiquement, c'est un sujet, pas un homme libre.

Au premier regard, la supériorité des Grecs sur « les autres » - ceux qui parlent d'autres langues, vivent sous d'autres régimes politiques - se trouverait donc triplement fondée : linguistiquement, rationnellement, politiquement. Ces trois registres n'en forment qu'un. Telle est, pour l'essentiel, la représentation conventionnelle du couple Grec-Barbare. Elle correspond à une partie des réalités antiques, mais pas, et de loin, à leur totalité. En effet, à côté des acceptions dépréciatives du terme « barbare » et de ses dérivés, on trouve aussi, bien attesté chez les classiques, un usage du terme que l'on pourrait dire neutre. « Barbare » peut signifier seulement « étranger », « non grec », sans que soit nécessairement supposée une infériorité quelconque.

Les barbares sont alors ceux qui parlent une autre langue, qui ont d'autres savoirs et d'autres lois que les Grecs mais sans, je le répète, que cela implique leur infériorité. Il arrive même que l'on proclame leur supériorité. Platon professe la plus grande estime pour les Egyptiens, Hérodote pour les Perses. On rencontre plus tard des penseurs grecs vantant les ascètes indiens, les sages chaldéens, et même les druides ! Ce sont tous des barbares estimables, respectables, admirables. Ils sont barbares au sens où ils ne parlent pas grec, ils ne sont pas barbares au sens où rien dans leur comportement ni leur pensée n'est fruste, grossier ou inculte.

La cruauté, l'inhumanité, la sauvagerie - consubstantielles, selon nos représentations contemporaines, à la définition du barbare - ne sont donc pas présentes dans l'Antiquité ? La notion de barbarie serait-elle une invention moderne ?

Inventeurs des barbares, si l'on peut dire, en tout cas créateurs du mot et de plusieurs de ses significations, les Grecs ignorent en effet totalement notre notion de « barbarie ». Elle n'appartient pas à leur paysage mental. Ni à leur vocabulaire : impossible de dire notre notion de « barbarie » en grec ancien ! Imaginez par exemple que vous vouliez traduire cette phrase d'un article de la presse d'aujourd'hui : « Ce meurtre est un signe de la barbarie de ceux qui l'on commis ». Vous ne pourrez pas utiliser pour cette traduction un dérivé de « barbaros », et devrez vous servir des mots qui signifient la « cruauté », ou la « sauvagerie ». Il faut donc se demander quand naît la « barbarie », en tant que notion et terme. 

Ce ne sont pas les Temps Modernes qui inventent l'idée de la barbarie-inhumanité et cruauté, mais les Romains, quand l'Empire vacille, durant de nombreuses générations, sous les vagues d'invasions successives. La cruauté et l'absence de pitié furent sans doute des phénomènes existant de tout temps, mais elles commencent à se dénommer « barbarie » à l'époque où les Huns saccagent Rome, et où quantité de peuples venus du Nord et de l'Est s'implantent dans l'Empire. Des historiens comme Ammien Marcellin, auteur d'une « Histoire de Rome », ou comme Procope, rédacteur d'une « Guerre contre les Vandales », attribuent aux barbares venant du dehors une « barbarie » faite de violence sans frein, de comportements sans loi, d'exactions sans morale, de meurtres sans pitié.

Désormais, celui qui est barbare « fait preuve de barbarie ». C'est par ses actes qu'il se définit, par leur inhumanité. Mais il s'agit d'une inhumanité de l'humain. Personne ne parlera de la barbarie d'un volcan, ni de celle d'un tigre, même si l'un et l'autre tuent des innocents et ne s'en soucient pas. La barbarie concerne uniquement un être sensible, capable de s'apitoyer, et qui refuse à sa propre compassion de se manifester. C'est donc une inhumanité choisie, décidée, délibérée - et non subie ou involontaire. Elle se manifeste dans des comportements et des actes et consiste, avant tout, à rompre le lien humain, à cautériser la pitié, à faire taire l'empathie et la compassion. Le corps de l'autre n'est plus qu'une chose, un objet, un moyen. C'est là le point décisif.

Roger-Pol Droit

Chaque jour depuis ce funeste début janvier est questionné l'un des champs d'exploration les plus passionnants de la philosophie : la liberté. Celle politique, celle corporelle, celle d'expression, celle d'humour, celle de dénonciation, celle de conviction, celle bien sûr aussi religieuse. Des libertés qui cohabitent parfois difficilement et, en l'occurrence, dramatiquement, et ont pour cadre contraignant la laïcité. Selon quels critères peut-on arbitrer entre des libertés adversaires ?

Il n'est pas possible de dire que la liberté des djihadistes « cohabite dramatiquement » avec celle des dessinateurs ou des journalistes. Elle ne cohabite pas du tout : les islamistes radicaux tuent ceux qu'ils veulent faire taire ou châtier. Et ils se jugent obligés de le faire. Il n'y a donc, en l'occurrence, aucune liberté : les djihadistes n'en ont pas, ils obéissent aveuglément à ce qu'ils pensent être la loi, et leurs adversaires n'en ont plus, puisqu'ils sont assassinés. A l'inverse, dans un système où il existe un espace public pour les libertés, celles-ci peuvent coexister, et même s'affronter, sans pour autant s'entredétruire. Il existe une frontière claire et nette entre les systèmes de pensée et de droit où il est possible de faire coexister des convictions opposées et ceux où ces libertés fondamentales sont niées.

L'origine et la manifestation de ces massacres interrogent l'articulation des identités individuelles et collective, religieuses et laïque, originelles et nationale. Toutes les identités sont-elles solubles dans une identité commune, peuvent-elles former un « peuple » et une nation ?

Là encore, il ne s'agit nullement de « dissoudre » des identités spécifiques dans une seule identité nationale. Les peuples, entendus en ce sens, sont pour une large part des fictions, des représentations imaginaires ou des créations. La question centrale n'est pas celle d'une fusion, mais d'une coexistence sous des règles communes. Et le tout premier point de cette coexistence est le respect de la vie, et de l'intégrité physique, de ceux dont on ne partage ni les croyances, ni les opinions, ni les modes de vie.

On devrait en fait définir la civilisation comme un respect des corps, de leur intégrité, de leurs besoins et de leurs équilibres. La civilisation, de ce point de vue, renonce à dépecer, à torturer, et même à tuer, si possible. Elle installe des garde-fous contre les violences qui déchirent les organismes et met fin à leur vie. La barbarie, au contraire, consiste à ne renoncer à aucun moyen de parvenir à ses fins.

Organiser le respect des corps et des vies contre le culte de la mort et du sang : c'est dans cette direction que se tient aujourd'hui le conflit entre civilisation et barbarie. Cette barbarie ne signifie plus depuis longtemps inculture ni grossièreté. Les sciences, les technologies, les savoirs - anciens ou récents - cohabitent avec elle. Cessons d'opposer un modèle culturel supérieur (le nôtre) à un système barbare inférieur (celui des autres). Regardons seulement ce que chacun fait, ou ne fait pas, des corps vivants.

Mesure-t-on la nature, l'envergure, le sens de l'empreinte que cet événement laissera dans l'histoire de France, et aussi dans celle de la construction identitaire et religieuse de la « nation française » ?

Il ne me semble pas possible de le dire aujourd'hui. Certes, ce mois de janvier 2015 restera dans l'histoire, et les rassemblements du 11 janvier auront des répercussions à moyen ou long termes. Mais on ne peut, pour l'heure, mesurer la nature et le sens de cet événement. Par définition, ce sens est destiné à se révéler peu à peu, en se montrant éventuellement différent de ce que nous en percevons à présent.

« L'humanité intérieure » d'une grande majorité de Français mais aussi la fraternité déployée ont connu un moment extra-ordinaire, et d'une ampleur expressive inédite. Peut-on mesurer la durabilité de cette émotion collective, la vigueur de son enracinement dans la conscience collective ? Peut-on croire que, même infimement, elle résistera dans le temps aux multiples agressions - diktat des préoccupations individualistes et égoïstes, réalités d'un quotidien difficile, tyrannie court-termiste (économie, consommation, communication, etc.), renouvellement effréné des sujets traités dans les médias qui efface la visibilité de chaque événement, in fine impossibilité de regarder loin dans le temps et l'espace...

Nous ne savons pas mesurer l'impact des émotions. Dans l'histoire de la pensée, il a même été largement négligé. Les philosophes ont constamment voulu mettre à l'écart les passions, l'affectivité, l'émotivité, pour ne privilégier que la raison, pour la purifier des éléments qui à leurs yeux risquaient de la perturber. Ce que les philosophes n'ont pas vu, ou trop rarement, c'est que la raison elle-même est constamment mise en mouvement, stimulée, soutenue par des émotions. Au lieu de les opposer, il faut comprendre leur interaction constante.

Cela dit, il est évidemment impossible, aujourd'hui, de prévoir ce que donnera l'impact de ces journées sur la société française. Il est tout à fait évident que mille autres préoccupations prennent déjà le dessus, que l'actualité parle d'autres sujets. Mais ce recouvrement, inévitable, ne signifie pas qu'une évolution souterraine, profonde et durable, ne va pas se poursuivre. Toutefois, rien ne permet de savoir de quoi au juste sera faite cette évolution, qui me semble pouvoir aller aussi bien dans le sens de la solidarité et du vivre ensemble que dans le sens de l'exclusion et de l'affrontement.

Le peuple semble avoir pris conscience de lui-même. Cette démonstration de force collective peut-elle lui donner confiance en lui-même parce qu'elle a donné confiance à grand nombre de citoyens en leur capacité personnelle et en celle des piliers de la société et de l'Etat, à réagir et à se solidariser ? La « chose » politique, si malade, peut-elle en tirer durablement un profit ?

C'est une éventualité, celle du sursaut. Après le choc des attentats de janvier, on peut imaginer de voir se fortifier non pas « l'union nationale » mais le retour du politiquement responsable, des paroles de vérité et de la lucidité collective, assumée, en dépit des dissensions et des divergences. L'autre scénario, c'est la dérive autoritaire, le durcissement, la crispation. L'un et l'autre me semblent à envisager, à terme.

Qu'est-ce que l'examen du drame, celui des réactions populaires - de la résilience collective de 4,5 millions de Français manifestant dans les rues leur soutien à la liberté d'expression à la gêne, la prudence voire aux réticences de certains musulmans -, celui de la classe politique, celui de la mobilisation internationale, celui des dirigeants religieux de toutes obédiences, nous apprennent-ils sur l'état de santé du « vivre-ensemble » ?

Deux enseignements essentiels : que ce vivre ensemble est malade, et qu'il veut se soigner. Il est malade par manque d'attention à la réalité, par manque de réflexion sur les mutations du monde. Et il en devient conscient : si l'on parle tant, aujourd'hui, du vivre ensemble, c'est bien parce qu'il dysfonctionne. S'il allait pour le mieux, personne n'en dirait rien. Mais les préoccupations qu'il suscite sont autant de signes qu'une possibilité de réinvention existe.

Ces cinq dernières années, j'ai contribué à l'organisation, au Conseil économique, social et environnemental, des Forums du Vivre ensemble, centrés chaque année sur un thème distinct. L'idée de départ était justement de réfléchir sur cette crise multiforme de la société française et de ses fractures, sur sa spécificité comme sur son inclusion dans les mutations planétaires. Avec cette conviction : le vivre ensemble ne suppose pas le consensus général sur tout, tout le temps. Au contraire, il est constamment traversé de tensions. Ce qui importe, c'est que ces tensions puissent être exprimées, que les désaccords et les conflits se disent au grand jour, au lieu de rester dans l'ombre et dans le silence, derrière une façade d'unanimité en trompe-l'oeil.

L'islamophobie n'est plus la seule propriété des formations politiques d'extrême droite. Comme cela a été démontré chaque lundi en Allemagne sous la coupe du mouvement Pegida, les citoyens s'en sont emparés. Ce changement de paradigme augure-t-il une cristallisation croissante au sein de la population, et le déplacement des fractures ethniques, religieuses, sociales sur un terrain devenu politiquement incontrôlable ?

Indéniablement, ce risque existe. Mais il est évident que les violences de l'antisémitisme sont actuellement plus préoccupantes : ce sont des juifs qui sont assassinés dans des écoles (Toulouse), des musées (Bruxelles), des magasins cachers (Paris). Et plus de la moitié des actes racistes recensés visent des juifs, alors qu'ils sont en France moins de 1% de la population. En outre, l'indifférence de l'opinion envers ces meurtres et ces agressions est de plus en plus marquée : au moment de la profanation du cimetière juif de Carpentras, les citoyens étaient descendus en masse dans les rues. Aujourd'hui, il se produit chaque semaine des faits bien plus graves, et l'indignation est de moins en moins vive.

Faut-il s'interroger sur la compatibilité de l'islam et de certains principes musulmans avec la démocratie, et sur un possible choc des civilisations avec une Europe et un Occident rongés par le consumérisme, l'atonie économique, la désindustrialisation, mais surtout la « déspiritualisation », le vide idéologique, l'absence de perspectives communes ?

  Tout le monde, ou presque, s'accorde à dire qu'il appartient aux musulmans de poursuivre leur propre aggiornamento, de continuer à s'interroger sur leur histoire, leur héritage, et sur les choix qui leur incombent. Ce mouvement de réforme est d'ailleurs entamé, mais il doit prendre de l'ampleur, ne pas craindre de devoir abandonner des éléments archaïques de l'héritage islamique. La question du « choc des civilisations » est différente. C'est un faux choix, qui oppose le choc ou bien l'alliance des civilisations.

En fait, il y a toujours, entre des cultures distinctes ou même antagonistes, à la fois des affrontements et des échanges féconds. Le dilemme n'est pas paix ou guerre, affrontement ou dialogue. Depuis l'Alexandrie antique jusqu'à nos jours, en passant par l'Andalousie médiévale, les deux mouvements ne cessent de coexister : il existe des dialogues, des échanges, des alliances culturelles et en même temps des violences, du sang et des morts. La réalité est faite de cette complexité. C'est une vue très simpliste qui croit à l'opposition radicale du choc et du dialogue.

Il est plus intéressant de remplacer cette conception par une mise en relation de « la civilisation » et des « cultures ». Les deux termes sont aujourd'hui employés comme des synonymes. On a oublié que « civilisation », au siècle des Lumières, n'avait pas de pluriel. Le sens de ce terme était général et philosophique. Il ne désignait pas une culture locale ni les traits spécifiques d'un système symbolique propre à une région du monde ou à un peuple.

Le terme « civilisation » - au singulier - désignait le processus de marche de l'humanité vers une plus grande perfection matérielle, morale ou humaine. Ce sens de « civilisation » inclut une multiplicité d'aspects, mais il les intègre dans un processus global, où il s'agit d'abord de devenir « citoyen », de s'inclure dans un système de lois. Parmi les autres aspects, qui sont comme autant d'indices et de conditions de ce processus, figurent : progrès matériels, avancement des techniques, accroissement des sciences, perfectionnement des mœurs et des règles éthiques, découvertes intellectuelles, élaborations artistiques, esthétiques, politiques.

Tous ces progrès avançaient-ils bien de concert ?

En fait, dans cette perspective, ces aspects multiples se trouvent ordonnés, rassemblés, mis en relation dans un processus global : le perfectionnement indéfini et continu de l'humanité. Cette notion-là suppose l'idée d'une marche de l'Histoire, une philosophie d'ensemble du développement humain, une forme explicite d'universalité, qu'il s'agisse d'une universalité du sentiment, des institutions, ou des lois divines. Ce qui est en jeu dans cette idée-là de « civilisation », c'est que les violences - la sauvagerie, la barbarie, le caractère fruste des relations humaines - puissent s'atténuer, se polir et s'améliorer. Il s'agit bien ici d'un idéal normatif, et non plus simplement descriptif : une époque ou un peuple seront plus ou moins civilisés.

Cette idée suppose donc qu'il n'y ait en fin de compte qu'une seule civilisation - « la » civilisation... - et que chacune des cultures se situe par rapport à elle. Ce qui doit conduire à l'idée que « la » civilisation comme processus ne se confond avec aucune des cultures humaines particulières. Cette idée d'un progrès de l'humanité - à la fois moral, technique, intellectuel et politique - possède des racines fort anciennes. Bien avant que n'apparaissent les termes « civilisation » ou « barbarie », on trouve déjà des idées qui en sont comme le prototype de celle, moderne, de civilisation. En particulier, chez Cicéron, le couple humanitas - feritas : humanitas, la solidarité humaine, le lien de concorde spirituelle et civile que l'ordre politique de la loi romaine doit garantir, feritas, la sauvagerie présente non seulement au-dehors, dans le monde barbare, mais aussi au-dedans, comme une menace qu'il s'agir de conjurer au cœur même du monde urbanisé.

Roger-Pol Droit

Il est important de maintenir cette idée de civilisation, au sens de l'universel, du normatif, de la civilisation unique qui, d'un point de vue philosophique, englobe l'humanité et juge les civilisations existantes. Il s'agit bien d'un usage normatif. Chercher où l'humanité peut aller pour être plus humaine, plus conforme à elle-même, plus digne de son destin ne me paraît pas une ignominie ni même une erreur. C'est pourquoi la vieille idée d'un progrès du genre humain me paraît à conserver. A trois conditions : d'abord défaire tout lien entre cette idée de la civilisation et son enfermement dans une culture ou une société particulière. S'il s'agissait de dire : « Nous sommes la civilisation et tout le reste n'est que barbarie », que ce « nous » signifie « nous, Occidentaux » ou « nous, Chinois » signifierait retomber dans le vieux colonialisme et le vieil impérialisme.

D'autre part, penser la civilisation non pas comme un ensemble de traits figés mais bien comme un processus indéfini d'humanisation, c'est-à-dire un processus indéfiniment évolutif et qui, comme tel, n'est donc jamais achevé et, dans son cours même, jamais totalement prévisible. Enfin, désigner par « civilisation » une unité toujours ouverte, un idéal toujours en cours de construction, jamais une totalité close ni une unité figée.

Face à de tels enjeux, que faut-il espérer ou exiger des deux terrains principaux d'apprentissage et d'exercice du vivre-ensemble : l'école et l'entreprise ?

J'ai été professeur - en classe terminale, puis à Sciences Po - et chef d'entreprise : je comprends donc ce double périmètre. Ce qui s'est perdu, dans l'école comme dans l'entreprise, c'est le sens de leur spécificité par rapport à la vie quotidienne. Au lieu de la considérer comme un lieu pour apprendre, on s'est mis à penser que l'école était un lieu de vie, d'épanouissement. Au lieu de voir l'entreprise avant tout comme un lieu de travail collectif, aussi performant et compétitif que possible, on l'a de plus en plus transformée elle aussi en lieu de vie, de développement personnel. L'idéologie du bonheur a envahi progressivement les institutions destinées à enseigner et à éduquer, comme les organisations destinées à produire. Il faut être heureux tout le temps et partout, en classe, au bureau... Je ne crois pas que ce soit la meilleure manière de vivre, ni de vivre ensemble. Les normes sont plus utiles que le bien-être permanent.

Quelles vérités et quelles interrogations sur la moralité, l'amoralité, ou même l'immoralité du capitalisme et du libéralisme l'approche philosophique livre-t-elle ? Quels champs doit-elle investiguer qui permettraient d'agglomérer à ces capitalisme et libéralisme l'humanité qui, souvent, leur fait défaut ?

Il existe, autour de ces questions, des bibliothèques entières, et je ne saurais parler au nom de « l'approche philosophique » en général, d'autant moins que je crois avoir des positions relativement peu communes. Je ne crois pas, en effet, qu'aucune forme d'organisation économique réelle relève comme telle de la morale. Il me semble même aussi peu sensé de demander « le capitalisme est-il moral ? » que de demander s'il est mauve, ou bien rectangulaire, ou encore sucré ou salé. La morale n'a pas de prise sur une structure économique en tant que tel. En revanche, et c'est fort différent, il existe évidemment des effets sociaux, humains, individuels ou collectifs qui peut être moralement inacceptables.

Ce n'est pas un champ particulier qui est concerné dans la recherche des solutions à ces effets négatifs, mais plutôt une attitude d'ensemble et des réflexions au cas par cas. L'attitude d'ensemble consiste à retrouver nos responsabilités relatives aux limites : soit on estime que l'expansion scientifique, technique, industrielle et financière doit se poursuivre toujours, partout et tout le temps, soit on pense, comme je le crois, que des limites sont à prendre en compte - liées au statut de l'humain, à son organisation corporelle, à la finitude de la planète etc.

Cette attitude d'ensemble peut aboutir à des décisions différentes selon les secteurs et les dossiers. Je me méfie grandement des généralisations, de la technophobie, des diabolisations de la science. La fin du mythe du Progrès ne doit pas s'inverser dans les mythes d'Apocalypse. Il faut donc considérer les questions au cas par cas, domaine par domaine. C'est ce que Monique Atlan et moi avons tenté dans une enquête sur les mutations scientifiques et techniques de notre époque, de la génétique à la révolution numérique, Humain. Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies (Champs Flammarion, 2014).

En quoi le travail et l'entreprise constituent-ils des terrains d'exploration philosophique ? À quelles conditions le philosophe les juge-t-il davantage leviers d'accomplissement et de réalisation de soi que d'anéantissement de soi ?

L'entreprise est un domaine de réflexion philosophique très important, pour ce motif central : c'est là que se forge, concrètement, notre rapport aux réalités, aux inventions, aux créations. Concevoir et fabriquer ensemble des machines, des meubles, des produits alimentaires ou des services offre une mine d'éléments et de thèmes à creuser, qui concernent aussi bien notre époque que notre psychisme, le développement de nos techniques aussi bien que nos représentations de l'humain ou de l'avenir. On oublie trop, à présent, que l'humain se définit comme Homo Faber, c'est-à-dire artisan, ouvrier, fabricant. Au lieu de concevoir les techniques et les industries comme des dangers, des risques d'apocalypse, il convient de les voir de nouveau comme des manifestations essentielles du génie humain.

Dans votre nouvel essai, vous insistez sur le fait que la philosophie a pour devoir d'entretenir l'intranquillité, de mettre la pensée dans l'embarras, ou même de compliquer l'existence afin de rendre cette dernière plus intense. L'exigence de performance, qui plus est immédiate, propre à l'entreprise et, plus largement, caractéristique de la société occidentale, motive bien davantage les « confortables certitudes » que les « inconfortables doutes »... Il n'y a plus guère que dans la création artistique que le doute, l'inquiétude, la fragilité « font » œuvre...

Je ne partage pas cet avis. Quantité d'ingénieurs, d'entrepreneurs, d'investisseurs entretiennent des doutes plutôt que des certitudes. Ils pourraient presque faire leur la phrase de Nietzsche : « Ce n'est pas le doute qui rend fou, c'est la certitude ». Une des clés de l'univers numérique qui est désormais le nôtre est également l'incertitude. On peut être très performant en ayant des doutes !

Autre vocation de la philosophie largement malmenée par les particularismes de la société et de l'entreprise : elle refuse de considérer la vie sous un seul aspect, elle « fait concevoir les connaissances comme un mixte de vérités et d'erreurs, de raisons et de déraisons, d'extases et de souffrances, d'endurance et d'impatience, de science et de fiction, de bonheur et de malheurs... indéfiniment tissés les uns aux autres ». Elle est donc le réceptacle et la mise en lumière des nuances et des contradictions nourricières. Or ne sont-ce pas l'uniformité, la standardisation, le formatage, bref le refus du risque qui, au-delà des discours marketing, caractérisent le comportement dominant des entreprises ?

Je doute qu'il faille opposer ainsi philosophie et entreprises. Il existe au contraire, dans le monde de l'entreprise, une très vive conscience de la concurrence, des antagonismes, des contradictions, et aussi de la diversité des mondes géographiques, humains, financiers. Le temps du fordisme et de la taylorisation est très loin de nous. Ce que savent les entreprises, petites ou grandes, dans un marché mondialisé, me semble avoir beaucoup de traits communs avec la philosophie du multiple que je défends.

Roger-Pol Droit

Votre essai se dresse contre un phénomène intellectuel et médiatique : la philosophie aurait pour mission première d'aider à atteindre le bonheur et à rendre heureux. Un bonheur par ailleurs « banal » et creux, fait de sérénité, d'apaisement, d'équanimité, d'épanouissement en réalité indéfinis. Vous dénoncez là une supercherie qui « imprègne l'air du temps », a ses « maîtres, ses méthodes, son marché », et profite à un aréopage privilégié ou opportuniste. Est-elle symptomatique de toutes les formes de duperies, d'illusions, de forfaitures dont le mercantilisme et la marchandisation tous azimuts se sont fait le théâtre ?

Ce n'est pas la marchandisation du monde que je critique, mais une dérive récente de la philosophie qui prétend avoir pour principale vocation de nous rendre heureux. Les philosophes de l'Antiquité avaient pour objectif de transformer leur existence par l'exercice de la raison, afin de rendre la vie sereine, « sans trouble », « sans souffrance ». Mais cet objectif exigeait toute une vie d'application, et rien ne garantissait le résultat !

Au contraire, nous avons tendance à croire que le bonheur clés en mains, une sorte de bien être sans stress et sans fluctuations, peut nous être acquis sans efforts, presque à coup sûr, à condition d'appliquer la bonne méthode. Ceci est pure illusion.
Surtout, ce qui ne fonctionne pas dans la vogue actuelle de la philo-bonheur qui nous submerge, c'est le mirage d'une vie sans négatif : le bonheur nous serait garanti sans mélange, continu et homogène. Or ceci est rigoureusement impossible. Dire « oui » à la vie, comme l'a souligné Nietzsche, c'est nécessairement dire « oui » à la totalité des faces de l'existence. La face claire, avec la confiance, l'amour, l'amitié, les plaisirs, les jouissances, les découvertes et toutes les joies du monde.

Mais il faut aussi dire « oui », nécessairement, à la face sombre, celle de la haine, de la trahison, de la cruauté, de la souffrance, de toutes les misères du monde. Il ne s'agit bien sûr pas d'accepter tout ce qui est négatif, comme si nous n'y pouvions rien ; il ne faut jamais cesser de combattre pour faire reculer la haine, la pauvreté, les maladies. Mais il ne faut jamais rêver qu'un jour on en aura fini avec ces maux. Une vie débarrassée du négatif n'existe pas. Le faire croire est malhonnête. Quand on est philosophe, ce n'est pas une erreur, c'est une faute.

Qu'est-ce qu'être heureux, quels sont les particularismes et les exigences du bonheur que la philosophie peut avoir honneur à explorer et à dessiner ?

À la suite de Kant, je pense que le bonheur est « un idéal de l'imagination, non de la raison ». Chacun s'en forge une représentation à sa convenance et on ne peut en construire un concept rationnel. C'est pourquoi la philosophie n'a pas à s'en occuper. Le bonheur ne relève pas d'un savoir, d'un examen rationnel. Il ne peut être, au mieux, que l'objet de conseils : voilà ce qui semble avoir le mieux marcher, empiriquement, alors essayez à votre tour. Ce sont des trucs et des recettes, plus ou moins efficaces, pas des analyses philosophiques. De manière plus fondamentale et même plus radicale, vouloir construire une définition et une doctrine du bonheur me parait constituer une négation de ce qu'est la vie. Tout simplement parce qu'en fait la vie est brute, nue, sauvage, désordonnée. Elle est difficilement incompréhensible, et finalement imprévisible, insupportable et bouleversante, démunie et terrifiante.

Du coup, il n'y a aucun sens à dire qu'elle puisse être, par elle-même, « heureuse » ou « malheureuse ». Elle est, purement et simplement, dans son surgissement, son imprévisibilité, sa force créatrice, sa surprise infinie. Dès lors, vouloir faire croire que les existences humaines sont meilleures si elles sont sereines, débarrassées de l'anxiété, des angoisses, des tourments, si elles sont adonnées en permanence à une succession de plaisirs, de distractions, de rires, de sourires ou même de simple bien-être, si on ne dit que cela, équivaut à une négation de la force de la vie. Imprévisible, sans principe, sans autorité, véritablement anarchique au sens propre du terme, la vie est toujours différente de ce que l'on veut lui imposer. Vouloir la faire entrer dans ce moule du bonheur sans négativité, dans le fond, revient à vouloir la tuer, sans se salir les mains. Pour cette raison, il s'agit bien, à mes yeux, d'une mauvaise action.

La « joie » figure en bonne place des aspirations humaines, et même dans le dictionnaire religieux. Ce qu'est la société française, ce qu'est la planète capitaliste, ce qu'est l'entreprise libérale, peuvent-ils donner à l'individu d'être « en joie » ?

Il n'y a pas de déclenchement automatique de la joie, ni de la tristesse, d'ailleurs, dans la vie d'un individu en raison du système économique ou social où il se trouve. Il est toujours possible d'être en joie, ou non, quels que soient l'époque ou l'environnement, mais quand même avec des contraintes plus ou moins fortes. Ainsi, les possibilités d'être en joie sont plus restreintes dans un pays peu développé, dans une planète qui serait communiste, dans une économie planifiée et dirigiste, que dans la société française, malgré son pessimisme et son manque chronique de dynamisme. Ce qui est critiquable, c'est l'idée même d'être en joie « tout le temps ». Si l'on imagine pouvoir éliminer totalement le négatif de l'existence humaine, on tombe dans l'illusion. Et si l'on choisit d'entretenir les illusions, on tombe en dehors de la philosophie.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 17
à écrit le 13/02/2015 à 20:02
Signaler
C'est cultivé, c'est érudit, c'est gentil, c'es... Creux ; comme y excellent les spécialistes en généralités.

à écrit le 13/02/2015 à 9:52
Signaler
Paroles paroles tant que la loi Gayssot existera en france, tous ces baratins ne seront que du vent !

à écrit le 13/02/2015 à 6:28
Signaler
L'auteur s'essaie à faire la généalogie de la barbarie mais je crois qu'il ferait mieux de faire celle de la philosophie.

à écrit le 13/02/2015 à 0:04
Signaler
Quand on ne sait pas tout, on ne sait rien !

à écrit le 12/02/2015 à 19:11
Signaler
Long échange intéressant. C'est vrai que j'aurais préféré voir en titre "Il faut dire les vérités". Merci quand même pour ce texte qui respire la sincérité.

à écrit le 12/02/2015 à 18:45
Signaler
"La Vérité"!!!... Le titre même condamne tout l'article, ayattolah DROIT... (donc je ne l'ai pas lu, étant un imbécile de non initié...) Stani Vérité

à écrit le 12/02/2015 à 17:54
Signaler
Vincent REYNOUARD vient de dire la VERITE sur la shoah. Il vient de se prendre DEUX ANS FERMES. C'est ça la rançon de la vérité en FRANCE ? Un mois après la journée des dupes, les marcheurs vont-ils se lever contre cette non liberté d'expression ?...

le 13/02/2015 à 9:17
Signaler
Bien vu sur "la vérité de Vincent Reynouard". Si l'auteur de cet article a du respect pour lui même il vous doit une réponse car vous avez torpillé tout son discours.

le 13/02/2015 à 10:53
Signaler
Vincent Reynouard vient de dire SA vérité sur la Shoah, basée sur ses recherches et ses réflexions. On peut ne pas la partager. Mais vaut elle deux ans fermes ? Combien de "barbares" en herbe, dont les méfaits, pour réels et violents qu'ils soient, ...

à écrit le 12/02/2015 à 17:30
Signaler
Ces propos sont une bouffée d'air et une boussole nous permettant de prendre du recul pour essayer de dirgérer notre actualité. Un bémol cependant : dans le paragraphe sur l'islamophobie et sur l'antisémitisme, il est seulement fait référence aux act...

à écrit le 12/02/2015 à 14:24
Signaler
Le passage du "j'y croit parce qu'il existe" a "il existe parce que j'y croit" prouve que l'on a bien compris le message!

à écrit le 12/02/2015 à 14:18
Signaler
On trompe la pensée en l'orientant par de fausse information sans en faire une remise en cause! Cela est délimité par une frontière qui a pour nom "révisionnisme"!

à écrit le 12/02/2015 à 13:59
Signaler
Très beaux propos d'une intelligence et intelligible compréhension. Plein de bon sens et de vérité qui manquent si cruellement dans nos articles. Belles leçons et notions de vérité et de réalité.

à écrit le 12/02/2015 à 13:46
Signaler
Rien à ajouter, c'est magnifique, merci Monsieur, avec un très grand M

à écrit le 12/02/2015 à 10:47
Signaler
Ce point de vue me mets en joie, ce qui démontre la qualité de ce tour d'horizon de l'état de notre environnement social et intellectuel. On ne peut qu'être en phase avec cette analyse qui révèle les déséquilibres des pensées véhiculées par la catég...

le 12/02/2015 à 18:45
Signaler
PHILO- INTEGRATION- ISLAM -PAIX SOCIALE . la paix sociale et l'intégration de nos immigrés est aussi une question d'équilibre démographique. Est il prouvé que l'immigration soit indispensable au pays compte tenu du manque de logements et d'emplois...

le 12/02/2015 à 22:07
Signaler
Cet article est un véritable robinet d'eau tiède. Bravo Loïc pour votre intervention.

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.