Qu’est-il arrivé aux middle managers ?

Il fut un temps où ils étaient l’acteur central des grandes entreprises de production. Ils en constituaient le rouage indispensable, car ils opéraient chaque jour le travail de surveillance du bon vouloir de l’ouvrier paresseux et retord si souvent dépeint par les ingénieurs et les tenants du taylorisme et du fordisme.
David Courpasson est professeur de sociologie à EMLYON Business School, et chercheur au centre de recherche OCE. EMLYON

On les appelait middle managers car ils étaient effectivement au milieu ou plutôt, au centre de la machine productive. S'ils n'en étaient pas les mains, ils en étaient la condition du fonctionnement continu et apaisé. Leur nombre s'est alors multiplié, des escouades sortant des écoles avec pour mission de faire travailler les autres au mieux, de construire les conditions de la paix sociale fragile de l'atelier, et de faire accepter la rétribution la plus juste possible des efforts de l'ouvrier et de l'employé. Ils devinrent une foule impressionnante dans les années 1980 dans des entreprises qui avaient fini par se structurer en strates multiples dont la nécessité allait pourtant être progressivement remise en cause.
Lorsque les premiers licenciements collectifs de middle managers se sont produits aux Etats Unis dans les années 1980, au moment où la littérature managériale en vogue préconisait aux « éléphants » bureaucratiques d'apprendre à « danser » selon les termes de Rosabeth Moss Kanter, on s'est en effet vite aperçu qu'ils étaient peut être trop nombreux. Des chercheurs ont pu alors se questionner sur leur utilité véritable (« que font donc les managers ? »), d'autres ont commencé à penser l'entreprise sans managers ou la « pyramide inversée », à vanter les mérites de « l'adhocratie » et du temps managérial court (le besoin de management pouvant être variable selon les moments et les lieux). A l'apogée de ce mouvement dit de décentralisation, l'organisation en projet est apparue dans les années 1990 comme une panacée et avec elle, toutes les formes de design organisationnel qui signifiaient implicitement la disparition de la figure encore dominante du middle manager. Il ne faut peut-être pas chercher plus loin la « crise de l'encadrement » analysée maintes fois depuis vingt ans : selon ces analyses, le problème du middle manager (ou plus généralement du cadre dans le contexte français) serait justement d'être au milieu, et de ne plus savoir si le comportement adéquat est un comportement d'allégeance hiérarchique « vers le haut » ou d'enracinement local « vers le bas.
Ce dernier diagnostic, très sommairement posé, est terriblement simplificateur. La souffrance et la crise de l'encadrement ne sont pas d'abord des questions de position dans des structures plus ou moins complexes ou flexibles, ni même tout à fait des questions de sens accordé à ce qui vient du haut ou ce qui vient du bas. Ce sont plus des questions liées aux tensions affectant « l'éthos productif » du manager contemporain. Chaque métier est en effet caractérisé par un éthos productif, qui, au sens de Max Weber, l'un des fondateurs de la théorie moderne des organisations et du management, inclut les raisons d'agir et de faire un travail (les « valeurs » associées à une tâche), et un contenu donné de travail. Lorsqu'il y a cohérence entre les deux éléments aux yeux du travailleur lui-même, alors il n'y a pas de problème d'identité et de doute sur l'utilité de la tâche. Or la caractéristique actuelle de nombreux métiers de management et d'encadrement est d'avoir vu cette cohérence détruite par l'hégémonie des logiques gestionnaires de ces vingt dernières années : calcul de coûts, obsession de la performance chiffrée, omnipotence des logiques d'évaluation et de classement, etc. L'entreprise est devenue un espace de calcul permanent. C'est effectivement ce qu'on demandait à la maîtrise taylorienne au début du vingtième siècle : calculer le rapport entre un effort et un niveau de production souhaitable. Mais ce travail managérial reposait aussi sur une certaine idée de la qualité du travail et de la coopération entre ouvriers et managers, et sur le principe, parfois d'ailleurs critiqué, de l'importance des « émotions partagées » au travail. A travers les dynamiques sociales de l'entreprise pendant plusieurs décennies, un univers d'autonomie surveillée avait pu se substituer peu à peu à un univers de contrôle quasi absolu des corps et des esprits. Le middle manager fut longtemps indispensable car il s'agissait d'éviter la grève, hantise des patrons de la grande manufacture pendant des décennies. Ces derniers s'appuyaient solidement sur le middle management pour éviter la prolifération syndicale… Le manager intermédiaire a vu son rôle se transformer peu à peu, pour devenir dans les années 1970 le collègue des équipes de production, et a pu légitimer son rôle par autre chose que par sa place dans un système d'autorité.
Un éthos de qualité s'est alors immiscé dans les logiques hiérarchiques et verticales pures de la grande manufacture taylorienne. Le middle manager devenait le promoteur de l'autonomie des « hommes de métier ». On pouvait alors admettre qu'un banquier passe « trop » de temps avec un client, qu'une pause casse-croûte soit plus longue que prévu pour permettre à des tensions d'être discutées, ou simplement pour permettre aux gens de « souffler », que des équipes puissent fonctionner mieux en raison de la cohésion affective existant entre leurs membres. Cet éthos de qualité, fondé sur le souci de bien faire le travail, a donc été mis en cause dans les années 1990 par l'éthos du calcul. Au nom d'une certaine vision de ce qui est utile et de ce qui ne l'est pas.
Aujourd'hui le travail managérial est alors caractérisé par le grignotage permanent des zones d'autonomie dont ont pu bénéficier les managers intermédiaires, femmes et hommes de terrain qui faisaient vivre les équipes de travail grâce à un « pacte social implicite » fondé sur le respect des métiers exercés au sein de l'entreprise. Des bataillons de gestionnaires sont arrivés dans les sièges des organisations et dans les usines de production et ont tout simplement pris le pouvoir au nom de l'éthos du calcul. Dans ce paysage, les directeurs d'usine, d'établissement, d'hypermarché, d'agences bancaires, ceux que l'on appelait les « business unit managers », ont perdu leur place. Ils sont désormais tributaires des injonctions gestionnaires exclusives portées par les centres fonctionnels des firmes, aidés par les cabinets de conseil qui fournissent les armes logistiques nécessaires à l'éthos du calcul.
Dans ce combat, car c'en est bien un, l'entreprise perd en qualité sociale, le middle management en intérêt du travail, en marge de manœuvre, et se sent devenu presque inutile pour l'entreprise. Il n'y a pas une enquête qui ne révèle le doute considérable qu'ont tant de managers sur leur contribution effective…. Beaucoup perdent alors pied, partent à la faute, « pètent les plombs », d'autres résistent comme ils peuvent, certains s'exilent hors d'un univers qui ne les reconnait plus. Cette vision, peut être un brin tragique, est pourtant bien réelle, et il est plus que temps que les organisations réfléchissent à la lutte politique centrale qui les structure aujourd'hui, entre l'éthos de qualité et l'éthos de calcul. Peut-être d'ailleurs ne faut-il pas chercher plus loin que dans ce combat l'une des raisons du retour de la violence dans les relations sociales en entreprise.

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