Pierre Rabhi : « La véritable crise est humaniste »

Il cultive bien davantage que l'agroécologie : une conception de l'existence humaine réconciliée avec la nature, c'est-à-dire une civilisation qui sanctuarise cette même beauté vivante qu'elle a fait le choix, au contraire, de détruire. Pierre Rabhi place chacun face à sa conscience, à ses responsabilités. A sa quête de sens. Celui que l'investigation de son humanité et le rapport à la nature ont rendu "milliardaire" livre un cri précieux.
©Laurent Cerino/Acteurs de l'économie

Nous dialoguons ici, dans cette montagne ardéchoise qui incarne vos combats en faveur de l'agroécologie, d'un respect ténu de la nature, d'un autre rapport au temps, à la consommation et au matérialisme. De ce que vous avez au fond de vous et de ce que vous observez autour de vous, qui l'emporte ? Etes-vous un homme heureux ? Pouvez-vous seulement l'être, à l'aune d'une civilisation qui a balayé votre approche de l'existence ?

 

Qu'est-ce que le bonheur ? Il est (presque) toujours relatif. Parts heureuse, moins heureuse, et pour certains dramatique, de la vie s'entrecroisent. A 74 ans, je demeure encore écartelé entre les deux cultures, musulmane - celle de ma racine et de mon enfance algériennes - et chrétienne - celle de mon éducation, assumée par une famille d'accueil française qui s'occupa de moi à la mort de ma mère -, aux valeurs souvent contradictoires. Je suis brutalement passé de la tradition à la modernité, du sud vers le nord… et parfois encore la nostalgie et les particularités de cette double identité s'emparent de moi. Il a fallu du temps pour créer une cohérence à ces deux appartenances. Et c'est cette recherche de cohérence et même d'un certain ordre, qui a pavé ma conscience et les convictions qui animent ma trajectoire au quotidien.

 

Ce cheminement vous a-t-il permis, cinquante ans plus tard, de combler la brèche formée par cette duale identité ?

 

Cette quête de conciliation et de cohérence, je l'ai effectuée grâce à l'exploration incessante d'un questionnement : quel est le sens de la vie, quel sens dois-je donner à ma vie ? Alors j'ai fréquenté assidûment les philosophes, auprès desquels l'écolier et l'étudiant piètres que j'étais se sentaient bien plus à l'aise qu'avec les travaux de mathématiques et surtout d'histoire où je devais me persuader que mes ancêtres étaient Gaulois… De ces "rencontres" avec les philosophes sont nées une culture de l'insurrection et une conviction tout aussi inaltérables : on ne peut pas fonder l'avenir sur l'exploitation irraisonnée des ressources naturelles, de la technologie, et de la science.
Alors, suis-je heureux ? J'ai développé une agriculture écologique, dite agroécologie, respectueuse des lois de la vie et de la biosphère, une agriculture qui, au contraire de celle, moderne, éminemment toxique, ne détruit pas, une agriculture conforme à mes convictions sur le sens de la vie. J'ai emprunté une voie qui assouvit ma quête de sens et de cohérence. Cette cohérence, à laquelle ce lieu merveilleux offre un écrin, cette cohérence que ma compagne et mes cinq enfants épousent, cette cohérence sécrétrice d'amitiés extraordinaires et aussi bigarrées qu'avec Yehudi Menuhin, l'ancien président du Burkina Faso Thomas Sankara, ou la princesse Constance de Polignac, me donnent de la joie. Mais ma sensibilité, extrême, me joue des tours : tout est d'ampleur, les joies comme les douleurs.

 

L'Europe et le monde occidental sont en proie à une crise financière, économique, sociale, c'est-à-dire systémique d'une ampleur inégalée. Qu'y comprenez-vous et quelle lecture en faites-vous ? De quel mal plus profond sont-elles symptomatiques ?

 

Cessons d'associer ces épithètes à la crise. La véritable crise est humaniste. Cette crise, nous la devons à notre capacité à exploiter sans retenue, sans morale, sans conscience et aux seules fins de pouvoir et de mercantilisme, tout ce que la planète offre de générosité, de prodigalité, de beauté. Nous transformons cette offrande en gisements, en ressources, en moyens de manifester notre "puissance" et de "produire". De produire toujours plus. Cette planète qui pourrait nous envahir de joie, nous faisons le choix de la maltraiter. Nous subissons les répercussions de notre propre vision du monde et de la société ; nous sommes donc les seuls responsables des crises que nous déplorons. Cette crise de "vision" résulte d'une déconnexion totale d'avec les lois éternelles de la pérennité de la vie. Notre agitation créative, prolifique, n'est malheureusement pas éclairée par l'intelligence. On pourrait dire de notre humanité qu'elle est surdouée mais crétine, qu'elle invente contre elle-même, qu'elle crée en détruisant ce qu'elle a de plus beau, qu'elle progresse sans générer de bonheur partagé. Cette crise humaniste est celle de la non intelligence humaine.

 

Le scrutin présidentiel a placé la représentante des écologistes, Eva Joly, à 2,28 % des suffrages. Au-delà, les enjeux environnementaux et sociétaux ont été enterrés lors des débats ou dans les programmes des candidats, alors qu'ils avaient fait une percée significative en 2007. En cause : principalement l'irruption de la crise. Pourquoi celle qu'on présenta en 2008 et 2009 comme une opportunité de transformation de la société a-t-elle, finalement, inhumé cette espérance ?

 

Nous sommes tous dépendants des lois de la vie. Que l'on soit Président de la République ou agriculteur, nous naissons et mourrons un jour. Des autres mammifères, nous nous différencions par la performance de notre cerveau grâce à laquelle nous avons "conscience", notamment de notre finitude. Cette réalité nous expose à une terreur, que nous pensons exorciser par la capture, l'accumulation, le pouvoir, le gain. Nous nous fourvoyons. Et (re)produisons alors une crise insoluble. Ce n'est pas de prise de conscience que nous avons besoin, mais d'une élévation de conscience. Laquelle récompense un effort, comme lorsqu'à l'issue d'une longue marche on découvre un merveilleux panorama. Le problème est que la société du "tout avoir au plus vite" décourage l'effort.

 

Cette faillite lors du scrutin présidentiel signifie-t-elle que la conscientisation politique de la "chose" écologique est vaine ? La problématique écologique doit-elle être propriété d'un parti, indiquant là qu'elle répond à des principes idéologiques et politiques, ou, au contraire, transcende-t-elle les dogmes et doit-elle irriguer chaque programme ?

 

Indiscutablement, elle doit transcender. Si parti politique ad hoc il existe, c'est par défaut de conscience écologique. Il était légitime, au début, qu'une formation politique voit le jour pour organiser la riposte aux outrances du système. Mais une telle formation demeure une anomalie. Chacun est concerné par la vie puisque chacun est être humain. Dès lors, la problématique écologique devrait être totalement transversale et intervenir au niveau premier du débat national.
D'autre part, je constate que même le discours politique de l'écologie, exagérément factuel, n'est pas en phase. Nous devrions être guidés par la "phénoménologie", cette philosophie qui consiste à comprendre l'essence des choses par la conscience et qui introduit l'idée même du mystère et, simultanément, celle de la spiritualité puisque nous sommes interpellés par la vie. Pourquoi doit-on défendre une forêt ? Parce qu'elle est précieuse et participe à l'équilibre de la biodiversité dont nous dépendons, mais aussi parce qu'elle est belle et qu'on ne peut pas se priver de la beauté de la vie. Et parce que nous ne pouvons prendre le pouvoir sur la vie.
Notre conscience devrait s'organiser autour de trois dimensions : celle, factuelle, qui répond à l'exercice indispensable de la vie. Celle, ensuite, de l'admiration : la nature vivante est beauté, et on doit poser sur elle un regard "gratuit" et désintéressé. Enfin, celle du mystère. Socrate partagea un propos absolument essentiel, absolument fondamental, absolument rigoureux, qui circonscrit la fulgurance de l'intelligence : "Je sais que je ne sais pas". Je peux être le plus grand des savants, en réalité je ne sais pas. Ce constat ouvre au mystère. Mystère auquel est adjoint ce que la civilisation a détruit espérant y conjurer l'angoisse : le silence.

 

Votre espérance est celle d'une civilisation "écologique et humaniste". Ces deux épithètes sont, dans votre pensée, indissociables. Décrivez-nous les conditions de leur consubstantialité…

 

A l'échelle de la naissance supposée de la terre, cinq milliards d'années, l'apparition de l'homme est tardive. Très tardive. Sa présence représente 2 à 3 minutes sur une horloge de 24 heures. La terre a donc fonctionné sans l'homme, ce qui doit interroger ce dernier sur sa vocation. En tant que phénomène et espèce, quelle est sa raison d'être ? Il possède la capacité de penser, de s'émerveiller, d'agir, d'organiser son histoire pour le meilleur mais aussi pour le pire. Lorsqu'on a conscience que la planète, c'est-à-dire l'ensemble de la vie animale, organique, florale…, pourrait parfaitement se passer de l'homme, on modifie les paramètres de son existence.
Tout être vivant est prédateur. Ce qui distingue le lion de l'homme, c'est que le premier chasse l'antilope mais une fois rassasié, cesse la traque. Cette chasse, le second, de son côté, va la développer et l'industrialiser. Le premier tue pour se nourrir, le second pour s'enrichir. Le premier ne vit pas au détriment de la vie des autres, le second s'est arrogé impunément ce pour quoi il devrait être éternellement reconnaissant.

 

L'humanité, notamment en occident, est scindée en deux clans : celui du rêve et celui du réalisme. Et nous tous d'être ligotés à des injonctions paradoxales. Par exemple, celle de sauver coûte que coûte un système économique et financier que l'on sait pourtant dévastateur aux plans social et environnemental. La complexité et l'envergure des maux politiques, sociaux, économiques qu'il faut juguler dans l'urgence scellent-elles définitivement le sort du rêve ? Agir de manière responsable et courageuse, n'est-ce pas être davantage dans le "douloureux" réalisme que dans le "doux" rêve ?

 

L'utopie est indispensable. Au contraire des gens raisonnables enfermés dans un conformisme paralysant et rétifs à la transgression, les utopistes font avancer l'histoire.

 

Parce qu'elle induit le champ, même lointain, du possible, l'utopie est à mi-chemin entre la chimère, illusoire et inatteignable, et la réalité…

 

Effectivement, l'utopie est d'une autre nature. Elle est du registre de ce qui s'éveille en nous, met en route notre intuition, innerve nos croyances, nos espérances, et notre volonté de faire. Combien de convictions et d'actes concrets sont issus, au fond de moi, d'une inspiration que d'aucuns jugeaient irréalistes… Et cela on ne peut pas l'expliquer. Combien d'utopistes ont été considérés fous avant qu'on constate, plus tard, qu'ils avaient raison ?

 

La concrétisation de votre utopie dépend, selon vous, de la capacité d'agréger l'ensemble des initiatives, petites et éparpillées, qui partout sur la planète éclosent en faveur d'un "avenir meilleur". Mais même agglomérées une à une, quelle influence peuvent-elles bien revendiquer face à la "machine" marchande, consumériste, matérialiste, face à la culture désormais planétaire de la conquête et de la compétition, face à la jouissance que l'Homme éprouve à dompter la nature?et à lui imposer sa toute puissance ?

 

Nous assistons à la déliquescence de l'humanité. Des gens que la suralimentation rend obèses sont à une heure d'avion de peuples entiers frappés par la famine. Dans nos villes, les limousines les plus luxueuses passent devant des hommes anéantis par le chômage, la misère, la maladie. L'humanité dans sa globalité et l'homme dans son individualité sont rongés par la vanité, celle de croire qu'ils peuvent tout dominer, y compris le destin, Dieu, ou la nature. Peuvent-ils être maîtres du monde ? Non, bien sûr. Nous faisons face à notre déconvenue, à notre échec. Est-ce inéluctable ? Pas davantage. Car à l'incapacité et à la culpabilité des classes dirigeantes, notamment politiques, ripostent le génie créateur, l'espérance, la mobilisation et les initiatives souvent vitales d'une multitude de femmes et d'hommes disséminés dans la société civile. Eux ont pris leurs responsabilités. Ils inventent les moyens de se nourrir, de se soigner, de bâtir leur maison autrement. Des moyens respectueux de l'environnement naturel et social, et destinés à être partagés et à essaimer. L'enjeu est de créer entre eux une dynamique collective vertueuse.

 

Une approche "responsable" de l'enjeu écologique exige-t-elle la rupture d'avec le modèle capitaliste et libéral marchand ou peut-on travailler à des règles qui permettent d'amender et de cornaquer ce dernier afin de le contenir dans des limites "raisonnables" et compatibles ? Finalement le libéralisme tel que les architectes en élaborèrent les propriétés intrinsèques au XIXe siècle n'est pas "mauvais" ; s'il est devenu fou, c'est parce que faute de cadre strict et coercitif il a lâché sans retenue les instincts cupides, égoïstes, qui sommeillaient dans la nature humaine…

 

Il faut changer de modèle. Radicalement. Le rafistolage, comme s'y emploie la classe politique, n'est d'aucune utilité ; il consolide les logiques délétères - notamment celle de la croissance coûte que coûte - et ne fait que repousser l'échéance. Ce modèle, nous devons désormais le repenser autrement. La "sobriété heureuse", à laquelle je me suis attelé, est une réponse, puissante, au capitalisme. Un capitalisme en réalité faible, et dont les séides pensent combler la vulnérabilité par le déploiement de moyens dévastateurs. Les solutions les plus pertinentes sont souvent les plus simples. Cette sobriété ne consiste nullement en une discipline personnelle d'ascète, elle explore la manière de générer davantage d'être en réduisant l'avoir. Cet avoir que l'on accumule sans fin et qui permet de tout acheter, sauf l'essentiel : le bonheur. La célèbre expression populaire est celle du bon sens… Lorsque je suis en Afrique, qu'y vois-je ? Des gens qui auraient toute raison de s'inquiéter parce que leur repas du lendemain n'est pas assuré, et qui au contraire sont dans la joie. Pourquoi ? Parce qu'ils saisissent chaque instant, et y introduisent de la convivialité, de la simplicité, de la fraternité, de la solidarité. Quand je pense à notre société occidentale où l'on consomme des médicaments parce qu'on mange trop ou qu'on est trop anxieux… L'angoisse existentielle ne cesse de prospérer là où au contraire où elle devrait être abolie. Et personne ne s'en offusque…



Politiques, industriels : chacun est asservi au dogme de la "croissance". Croissance dont effectivement vous pourfendez l'idéologie et la dictature, à l'origine de l'insatiabilité individuelle et des déflagrations qui frappent la planète autant écologique qu'humaine. "Elle n'est pas la solution, elle est le problème". Vous appelez à une "décroissance soutenable", seule à même de rétablir une "éthique de vie" et une "relation harmonieuse entre l'humain et la nature" : Pourquoi ne travaillerait-on pas plutôt à l'émergence d'une "croissance soutenable" qui viserait le même dessein ? Après tout, tout ce qui est matériel, technologique, marchand n'est pas "mauvais"…

 

Je ne suis pas dans une logique de Croisé ou de sectateur, exhortant à une forme de dolorisme pour "mériter le ciel". Non, j'appelle simplement à apprendre à "équilibrer". Lorsqu'en 1961 nous nous sommes installés sur cette terre aride, jugée incultivable, dépourvue de chemin praticable, et que les réseaux d'électricité n'atteignirent que… treize ans plus tard, personne ne croyait en notre projet. Mon interlocuteur du Crédit Agricole avait éconduit nos demandes de crédit au motif qu'il ne voulait pas "être complice d'un suicide". Il ne comprenait pas notre refus de choisir d'autres terrains, il n'admettait pas notre désir d'un lieu que nous jugions simplement merveilleux… Pour tout le monde, notre projet d'agroécologie relevait de la folie… Cinquante ans plus tard, devant une telle nature, je suis comme un… milliardaire !

 

"L'insurrection des consciences" et cette "radicalité de la transformation" auxquelles vous aspirez, peuvent-elle voir le jour sans anathème et sans haine ? C'est aussi pour elles que Jean-Luc Mélenchon milite. Non sans démagogie, populisme, diatribes, stigmatisations parfois d'une grande violence et bien peu "humanistes"…

 

Prenons pour exemple la pensée gandhienne : elle prouve que l'on peut ambitionner une révolution non violente. Mais il est exact que dans le monde actuel de grande violence nous sommes engagés dans un dévouement absolu à la destruction et à la mort, au détriment de la vie et d'une communauté unifiée, apaisée, en bonne relation avec les lois universelles. Ce ton belliqueux n'a pas épargné le cénacle politique.

 

L'accomplissement de votre espérance interroge les rouages de la démocratie. Dans quelles voies faudrait-il la faire évoluer, même la réinventer ? Les tentatives de démocratie participative, qui poursuivaient la louable ambition de régénérer la capacité citoyenne d'agir de manière autonome et responsable, ont sombré dans l'échec…

 

On ne peut envisager de changement "de société", sans changement "humain" et, préalablement, sans changement "en chacun de nous". Nous sommes les déterminants de l'histoire et de la société, charge à nous de les modifier. Cela, quelle que soit notre place dans les systèmes qui régissent ladite société. Et ce changement doit intervenir dès les premiers pas éducationnels des enfants. Plutôt que de les dresser dans l'esprit de rivalité et de compétition, pourquoi ne cultive-t-on pas la candeur, la générosité, l'innocence qui les caractérisent naturellement ? Une fois adultes, sans doute déclareraient-ils moins la guerre à la vie.

 

Le paléoanthropologue Yves Coppens plébiscite une humanité qui selon lui "n'a jamais été aussi extraordinaire qu'aujourd'hui". Sa perception est aux antipodes de la vôtre…

 

Effectivement, je ne souscris absolument pas à une telle vision. Les forts dominent les faibles. Les "mieux nés" côtoient avec cynisme les victimes de l'inégalité. Le génie humain est consacré à fabriquer les armes les plus terrifiantes… L'humanité est dans la méchanceté. Elle me paraît même en régression… Peut-être pour mieux constater ses incohérences… ?

 

Le temps joue contre votre combat : la virtualité, l'éphémère, l'immédiateté, la technologie, l'avidité progressent à une vitesse qui condamne le temps nécessaire à motiver l'insurrection des consciences puis à les coaliser. Cet anachronisme ne signifie-t-il pas que le point de non retour a été dépassé ?

 

Question centrale. Bien sûr on peut être gagné par la résignation, surtout par un sentiment décourageant d'inutilité devant l'ampleur des enjeux. Laissez-moi vous conter la légende du colibri, auquel j'ai d'ailleurs donné le nom d'un des mouvements que j'ai créé. Il est dans la forêt, en proie à un incendie. Il s'active, cherche des gouttes d'eau qu'il verse au-dessus des flammes. Un tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : "Tu n'es pas fou ? Ce n'est pas avec des petites gouttes que tu vas éteindre l'incendie". Et le colibri répond : "Je sais. Mais je fais ma part". Voilà ce que doivent la conscience, la responsabilité, l'aspiration de chacun : simplement faire sa part. Car si chacun adoptait cette posture, si chacun acceptait que dans son petit royaume il est souverain pour agir, la somme de ces parts formerait la solution…

 

Mais l'accomplissement de cette "somme des parts" n'est pas innée. Projeter sa contribution individuelle à "l'œuvre d'ensemble" n'exige-t-il pas un relais, un réceptacle politiques ou spirituels ? Sinon, comment donner au sens de son propre engagement la dimension et le dessein collectifs sans lesquels il est voué à l'échec ?

 

C'est là qu'intervient le "mystère", auquel chacun doit s'ouvrir pour que l'agglomération des initiatives prenne forme collectivement. Ce mystère ne relève pas de l'autorité et de la puissance, comme le croient les religions. Il est au contraire une réalité personnelle, qui n'a pas d'autre vocation que de proposer un sens et un contenu à notre existence.

 

Que les religions aient abandonné la cause environnementale, c'est-à-dire qu'elle soient silencieuses devant les exactions que l'Homme accomplit sur la "Création divine", vous a-t-il convaincu que l'Homme est capable de dévoyer ce qu'il y a de plus sacré : sa propre conscience et sa propre humanité ?

 

C'est une malheureuse réalité. Je prône la tolérance absolue et m'interdis toute influence d'ordre religieux. Or je constate que si les grandes religions monothéistes proclament que "la nature est sacrée" puisqu'elle résulte de Dieu, aucun dignitaire ne semble offusqué de sa profanation. Ces caciques devraient être sur le front de l'écologie, ils devraient être au premier rang des dénonciations au nom de la défense de la vie et du sacré. Or je ne vois qu'absence et n'entends que silence. La terre ne semble plus être, à leurs yeux, que l'aéroport à partir duquel décolle l'avion vers le ciel…

 

Cette disposition de l'Homme à l'obscurantisme, à anéantir sciemment son environnement et à détruire la propre ressource de son existence, donc à se suicider ou à assassiner sa descendance, trouve-t-elle une explication dans la désertification spirituelle ? Celle-ci provoque-t-elle ou résulte-t-elle de cette descente aux enfers de la civilisation ?

 

Je ne prétends pas être pur. Moi aussi consomme de l'électricité, circule en voiture, emprunte des avions, bref pollue. Moi aussi participe à entretenir un modèle que je récuse. Mon grand drame est que je ne sais pas quoi faire de plus. Toutes ces contradictions, chacun y est exposé. Je ne cherche pas à transformer le monde. Mais au moins je fais "ma part" et m'épanouis dans la cohérence entre ce que je crois être vérité et mes actes. Voilà "ma" spiritualité. Et effectivement, l'anéantissement de l'espèce humaine résulte des vacances en matière spirituelle.

 

La peur intervient-elle dans cet anéantissement ? Souffrons-nous en premier lieu d'être en peur avec nous-mêmes et face à nous-mêmes et ainsi d'avoir peur de l'autre ?

 

Absolument. L'espèce humaine est pleutre. Notre psychisme a la capacité de créer des tragédies, des préjugés, etc. Cette peur fondamentale, primale, et primitive est épouvantable car elle résulte d'événements antérieurs ; ainsi toute expérience de la douleur, de la mort est enracinée dans nos consciences, et même pire dans nos cellules. C'est ce qui nous distingue des animaux ; ils ne sont que dans le moment présent, et, lorsque l'épreuve a disparu, elle est aussitôt effacée de leur mémoire. Place alors à l'apaisement. Si nous disposions de cette capacité, nous évoluerions dans la sérénité. C'est pourquoi j'invite chacun à goûter aux joies de l'instant, source de sagesse.

 

Les opprimés sont des oppresseurs en devenir, rappelez-vous, et il en sera toujours ainsi tant que chaque individu n'aura pas éradiqué en lui-même les germes de l'oppression. Le principe même de vivre ensemble a, depuis toujours, consisté à opposer oppresseurs à opprimés. Le bien et le mal sont partie intégrante de l'espèce humaine…

 

Partout on exhorte à "s'indigner". Mais à quoi sert-il de s'indigner si après avoir manifesté dans la rue je rentre paisiblement chez moi et reproduis mon quotidien ? Ce dualisme entre l'innocence et la culpabilité est embarrassant. L'indignation n'a d'utilité que si elle s'inscrit dans un dessein, un sens, une vision, en l'occurrence dans un changement profond de société qui affranchisse l'humanité de ses asservissements et s'incarne dans la paix. L'indignation peut alors devenir insurrection.

 

Dans un tel contexte personnel et universel, de quelle manière la mort vous interpelle-t-elle ?

 

Je suis passé récemment par une phase douloureuse. Le sommeil était un refuge, que je quittais avec peine car je me plaçais alors dans des affres : j'avais presque peur de la vie, et concomitamment me laissais submerger par l'angoisse de la mort. Etre plus près de la "sortie" que de l'"entrée" oblige à retracer un cheminement à la fois critique et nostalgique. Ce passage obsessionnel, je m'en suis délivré, en m'astreignant à m'occuper de la vie, au jour le jour. Tout simplement. La mort est inéluctable. On l'attend d'autant plus sereinement qu'on accomplit son quotidien en cohérence…

 

… Là où bien d'autres préfèrent se noyer dans l'accumulation et l'éphémère afin de combler la vacuité et de conjurer l'approche, angoissante, de cet inéluctable auquel personne ne peut apporter de perspective rationnelle.

 Le "vivre ensemble" n'a paradoxalement jamais été autant espéré et malmené. De l'éducation à l'aménagement du territoire, de l'économie aux relations sociales et à l'énergie, l'enjeu innerve chaque pan du quotidien. Sa restauration constitue un champ infini qui, jugez-vous, "s'offre à l'imagination des bâtisseurs du futur". Dans le seul domaine de l'éducation, familiale ou scolaire, que faut-il réinventer pour libérer une créativité, une autonomie, une prise de risque communément découragées ?

 

De plus en plus l'éducation s'inscrit dans un monde virtuel, inconsistant, face à des écrans. L'être humain dispose de facultés considérables que le système éducatif ne sait pas faire prospérer. Notamment en matière manuelle. Nos mains constituent des outils merveilleux. Extraordinaires. Or à force de magnifier l'exercice intellectuel, on a dévalorisé et même disqualifié son pendant manuel. Lequel, pourtant, exprime tout autant la capacité émotionnelle, physique, créatrice. Nous payons là aussi la dictature de la "modernité", au nom de laquelle nous devrions reléguer et ringardiser ce qui fait notre histoire. Et c'est ainsi que le paysan est devenu le "pauvre type", même le "plouc". Cette morgue pour le travail des mains constitue une erreur gravissime que les générations futures payeront très cher si rien n'est entrepris pour réhabiliter sa valeur et ses vertus.
N'oublions pas que notre civilisation est la plus vulnérable de toute l'histoire de l'humanité. La plus vulnérable car la plus dépendante des ressources naturelles qu'elle exploite sans retenue. Essayez de vivre sans pétrole, gaz, et électricité… Plus rien ne fonctionnerait, et en premier lieu les transports et la communication, "sacrés" dans notre système. L'ordre des pouvoirs et des subordinations s'est inversé. Nous sommes sous la coupe de ce que nous avons créé. Nous sommes piégés. Ce paradoxe forme un paradigme inédit depuis l'origine de l'espèce.

 

Quelles sont vos conceptions du progrès utile et responsable, de la créativité utile et responsable, du travail utile et responsable ? A quoi, dans nos comportements, circonscrivez-vous le périmètre de la sobriété et du raisonnable ?

 

"Le progrès va libérer l'être humain". Voilà l'espérance communément répandue. Or, je constate l'inverse : jamais on n'a vu plus aliéné que l'homme moderne. Le bon progrès est celui qui génère de l'équité, qui crée une société conviviale, qui lorgne l'"amour" - pas entre humains mais en tant que puissance génératrice de bonheur et de cohérence -, qui invite à s'intégrer à la "symphonie du monde". Symphonie à laquelle chacun peut participer, maîtrisant son propre instrument mais jouant la même partition. Ainsi produirait-on bien plus utile qu'un PNB : une mélodie partagée. Or aujourd'hui qui donc s'égare dans les fausses notes et défigure la splendeur du monde ? L'homme.
Quant au travail, là encore nous lui sommes aliénés. Si travailler consiste à répondre à nos besoins, nous sommes dans un formidable excès. Si l'objectif est d'accumuler et de s'enrichir toujours plus, alors il n'y a pas de limite. Et le travail devient alors asservissement, une sorte de féodalité déguisée. Déguisée parce que c'est à force de manipulations qu'on a créé un consentement et une soumission universels.

 

Dans cette Ardèche vivait Jean Ferrat qui chanta Aragon et une femme qu'il pensait être "l'avenir de l'homme". "Plus que jamais, estimez-vous, il faut entendre le féminin, les femmes, mais aussi la part féminine qui existe en chaque homme. Cela va bien au-delà de la simple parité". Est-ce parce qu'elle est plus encline à protéger qu'à détruire la vie que la femme serait l'avenir de l'humanité ?

 

La réalité absolue de la vie, ce sont les deux puissances, féminine et masculine, qui sont interdépendantes. Pourquoi devrait-on subordonner l'une à l'autre ? Une telle hiérarchie est totalement incompréhensible. La civilisation occidentale est vassalisée à une masculinisation délétère, qui produit des ravages en matière de relations humaines et de construction sociétale. L'acceptation, par chaque homme, de la part féminine qu'il détient, permettrait de progresser vers l'objectif : l'équilibre, la juste harmonie des énergies et des sensibilités. Cette part, même cette ambivalence, nous devons les revendiquer avec fierté. Et les appliquer dès le plus jeune âge. Par exemple en cessant d'apostropher un jeune garçon en peine par un "Ne pleure plus. On dirait une fille"… L'enjeu, sous-jacent, est d'apprendre à accepter que l'on est fragile. Et surtout que la fragilité est vertueuse.

 

Vous l'affirmez : "Nous sommes dans une fausse idée de la vie". Et venez de partager votre "vraie idée de la vie" sans dissimuler l'ensemble des remparts et des pièges qui obstruent son application. Doit-on atteindre le chaos pour mettre en œuvre le projet de "réconciliation de l'être humain avec lui-même, avec les autres, et avec la nature" ?

 

Les ferments du changement sont là. La machine, infernale, est en train de s'effondrer sous nos yeux. Elle est déjà à l'agonie. Il est l'heure de préparer la suite. Les pistes ne manquent pas. Je milite aujourd'hui pour les Oasis en tous lieux. Dans un monde qui se désertifie économiquement, socialement, humainement, chacun sera de plus en plus seul face à l'inéluctable. Nous savons très bien qu'à terme la rémunération du travail, les retraites, la gratuité des soins ou de l'éducation seront contestés…

 

Ne peut-on d'ailleurs pas corréler le délitement altruiste à l'excessif interventionnisme de l'Etat dans le champ de la solidarité ? N'avons-nous pas perdu notre goût personnel de la solidarité parce que paradoxalement nous sommes dépossédés de sa réalisation ?

 

Je le crois. L'organisation sociale peut décourager l'élan solidaire dès lors qu'elle s'est en partie substituée à nos capacités individuelles de "produire" de l'altruisme. Notamment cet altruisme direct, de proximité - si essentiel, car sans lui il n'y a pas de solidarité planétaire. Prenons un exemple : dans ma culture, tout enfant qui ne prend pas en charge ses parents âgés est banni. Or, à quoi répondent les maisons de retraite si ce n'est à s'affranchir de cette responsabilité ? Travaillons à rompre l'isolement, à créer de nouvelles formes de solidarité, à mutualiser nos savoirs (faire). C'est à cela que nous devons consacrer désormais notre créativité. Ainsi regroupés, nous serons plus forts face à l'adversité et à la déliquescence du système. Or, à l'aune des initiatives, même modestes, que je vois fleurir partout dans le monde, je suis plein d'espoir.

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Commentaires 3
à écrit le 01/11/2016 à 18:16
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Je suis pleine d,espoirs car la jeunesse qui se dévoile à mes yeux.ELle est plutôt faite de tolérances.Ce qui n,est pas le cas des Personnes d ages mûres que je côtoie dans leur grande majorité .C ,est la jeunesse l,avenir.

à écrit le 04/07/2016 à 21:32
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Emu emu emu... Que la paix règne dans ce monde.

à écrit le 20/03/2014 à 18:36
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Article très intéressant qui interroge fatalement celui qui prend le temps de le lire. Excellente questions du journaliste qui démontre avec brio la pertinence de l'analyse et du propos exprimé ds le numéro de Mars 2014 dans l'éditorial (du même aute...

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