[Archive 5/5] Dominique Méda : "Un moment historique et extraordinaire"

Tout au long de l’été, la rédaction vous propose de revisiter notre monde en 2009 à travers un portrait, une enquête ou un entretien publié cette année-là. Autant d’occasion d’interroger notre actualité, qui résonne encore dix ans plus tard. Un dernier saut dans le passé avec la philosophe et sociologue Dominique Meda. Parmi les architectes d'une révolution des critères d'évaluation de la richesse dépolluée du dogme exclusif du PIB, elle est alors convaincue que la crise constitue une opportunité « historique et extraordinaire » d'accomplir un rêve : mesurer la qualité et le progrès d'une société au bien-être des individus.
(Crédits : Hamilton/Rea)

Entretien initialement publié en juin 2009

Une partie de vos travaux récents porte sur la mesure de la richesse, du progrès et du bien-être. En vos qualités de sociologue et de philosophe, quelle est votre définition du progrès ? Et même celle du "progrès acceptable", qui appelle à délimiter les frontières entre les progrès "utile" et "nuisible" ?

Ce que je remets en cause, c'est l'assimilation traditionnelle entre "progrès de la société" et augmentation du produit intérieur brut. Pour diverses raisons qui ont toutes fini par converger, l'accroissement des quantités de biens et services produits a peu à peu été considéré au cours des XVIIIe et XIXe siècles comme une bonne approximation du progrès. Ceci a bien sûr à voir avec les nouvelles représentations de l'Homme amenées par la philosophie idéaliste du XIXe siècle : la vocation de l'Homme consisterait à transformer le monde, à "anéantir" le naturel pour y substituer de l'humain, à spiritualiser la nature. Je ne nie bien sûr pas que l'augmentation de la consommation et de la production ait pu, pendant longtemps, constituer un progrès.

Je constate qu'aujourd'hui, ce qui apparaissait comme une évidence fait question : l'augmentation incessante de la production et de la consommation peuvent-elles continuer d'être tenues pour nécessairement désirables alors que nous sommes confrontés à des contraintes écologiques majeures ? Le taux de croissance du PIB peut-il continuer d'être assimilé au progrès alors que ses évolutions ne nous disent rien sur la santé sociale des sociétés et qu'il n'est affecté ni par les inégalités de répartition, ni par la dégradation de notre patrimoine naturel ? Ne devons-nous pas d'urgence rompre avec cette conception purement quantitative et limitée du progrès et nous intéresser aux évolutions d'un agrégat plus large : le patrimoine naturel et social légué à chaque génération ? Et renouer avec cette idée issue du Siècle des Lumières pour lequel le progrès consistait dans le degré de civilisation des êtres humains vivant en société et donc dans la qualité des relations nouées entre les citoyens (civis) au sein des communautés politiques et entre États ? C'est à partir de cette définition que l'on pourrait ensuite distinguer entre progrès utiles et nuisibles.

Dans un tel schéma, quelle place le travail occupe-t-il ? Et quelle "valeur" lui attribuez-vous ?

En 1995, dans mon essai Le travail, une valeur en voie de disparition, j'avais essayé de montrer que notre concept moderne de travail est la combinaison de trois couches de signification déposées et sédimentées au cours des trois derniers siècles, qui sont profondément contradictoires entre elles. Le travail est d'abord, comme l'a théorisé l'économie classique du XVIIIe siècle, un facteur de production, et dans cette mesure il n'est qu'un moyen en vue d'une autre fin (la richesse, la production), qui est ce qui importe vraiment.

Il est aussi "l'essence de l'Homme", l'activité grâce à laquelle l'homme transforme le monde et se transforme lui-même (c'est l'apport spécifique du XIXe siècle). Dans cette mesure le travail est ce qui doit permettre aux êtres humains de s'exprimer à la fois dans leur singularité et de manière collective. Il est, enfin, le cœur du système qui permet, au sein de la société salariale mise en place au XXe siècle, la distribution des revenus, des droits et des protections.

Lorsque nous débattons de la place du travail dans la société et dans la vie des individus, à quelle dimension du travail nous référons-nous ? Lorsque nous en appelons à la réhabilitation de la valeur travail, de quoi parlons-nous ? Ma thèse est que les conditions d'exercice actuelles du travail ne permettent pas à celui-ci de combler les attentes de réalisation et d'expression qui se portent sur lui. Pour que le travail devienne vraiment œuvre — ou premier besoin vital, comme l'écrit Marx —, il faudrait non seulement revoir en profondeur les conditions de travail et d'emploi, redonner aux salariés la possibilité de participer pleinement aux décisions des entreprises, mais aussi réformer radicalement le capitalisme et renoncer à mettre au cœur du projet de nos sociétés la fabrication de la production la plus élevée possible.

Car si le travail n'est qu'un moyen en vue d'une fin qui le dépasse, alors rien n'empêche qu'il soit tenu pour quantité négligeable, voire maltraité, rien ne fait obstacle à sa disparition — en même temps qu'à celle des travailleurs.

Si vraiment nous voulions remettre le travail au cœur de notre projet de société, faire du travail une œuvre individuelle et une œuvre collective, c'est une véritable révolution que nous devrions engager. Malgré tout, même s'il en allait ainsi, le travail continuerait de recéler une part de nécessité, et nous devrions tirer les conséquences du fait qu'il ne constitue pas le seul fondement du lien social. La coopération et l'échange économique par lequel les travailleurs sont tenus ensemble ne suffisent pas à donner son fondement à la société.

Dans la droite ligne d'un philosophe comme Habermas, je pense que le lien qui unit les différents membres d'une société doit aussi pouvoir être régulièrement affirmé, et que cela passe par la participation des citoyens à une délibération collective de qualité. C'est pour cela que la double tâche d'une démocratie vivante me semble consister à la fois à civiliser le travail et à organiser, en dehors de la sphère du travail, un large espace destiné à l'exercice de cette délibération collective. Ce qui signifie permettre aux hommes et aux femmes d'être des citoyens et des sujets dans l'exercice du travail et dans l'exercice des activités proprement politiques, qui sont complètement atrophiées dans nos sociétés modernes.

L'un des vœux poursuivis par la loi des 35 heures était justement de donner davantage d'espace, de territoire aux engagements "non marchands" — associatifs, citoyens... —. Le résultat n'est pas à la hauteur...

C'est un fait. En conclusion de cet essai publié en 1995, j'appelais à réduire le temps de travail, à reconsidérer la place occupée par le travail, à cesser de réduire l'activité humaine au travail, à libérer du temps pour des activités "politiques", "parentales", "amicales, "amoureuses", et "de libre développement de soi". Je proposais l'idée qu'une "bonne société" permet à chacun, homme et femme, d'accéder à la gamme entière et diversifiée des activités humaines (en lieu et place de la spécialisation, notamment par genre, que l'on continue d'observer aujourd'hui). Le projet des 35 heures était potentiellement porteur d'un changement radical de société : attention portée à la qualité du travail, développement d'espaces de débat public, rééquilibrage des tâches de production et des tâches de "care" dans la société et entre les sexes...

On vous a aussi reproché de soutenir un dispositif dont on constate rétroactivement qu'il a durement altéré la "valeur" travail...

On ne peut pas dire cela et d'ailleurs aucune étude ne permet de donner le moindre crédit à cette thèse. La preuve est que les Français sont aujourd'hui les Européens les plus attachés au travail. Ce qui a altéré la "valeur" travail, ce sont bien davantage les promesses non tenues, le manque de sens du travail, les conditions concrètes d'exercice du travail, l'insuffisante reconnaissance des salariés. Les récentes enquêtes européennes consacrées au rapport des personnes au travail se recoupent sur deux conclusions : les attentes vis-à-vis du travail n'ont jamais été aussi fortes — levier premier pour s'exprimer, se réaliser, acquérir un revenu et une place dans la société —, particulièrement chez les Français qui sont aussi les plus nombreux à considérer qu'il faut... réduire la place du travail. L'explication principale de ce paradoxe est double : en matière de stress, de perspective de promotion, de reconnaissance, d'intérêt, de niveaux de salaires, de fatigue au travail, les Français pointent dans les derniers rangs des baromètres européens — l'eurobaromètre sur la réalité sociale positionne l'Hexagone parmi les pays les plus pauvres —. D'autre part, les Français sont les plus nombreux à considérer que le travail déborde trop sur le reste de leur vie, les empêche de consacrer le temps nécessaire à leur couple et à leurs enfants. Bref, leur constat est que la réalité du travail n'est pas au niveau de leurs attentes, et qu'en plus ledit travail occupe tout leur espace. Le malaise est profond.

Vous avez contribué à l'essai collectif consacré au philosophe André Gorz — Un penseur pour le XXIe siècle, La découverte — . Et franchement, le travail y est confiné à sa plus exécrable réalité. Vous y niez qu'il peut être beau, utile, structurant...

Bien sûr que non ! Le travail peut être beau, utile, structurant. Il faut qu'il le soit ! Je veux d'ailleurs apporter une précision importante sur cette lignée d'auteurs, à laquelle je me rattache, qui ont mis en cause la place occupée par le travail dans nos sociétés. Gorz critique le travail hétéronome, mais appelle de ses vœux le développement du travail autonome, du travail "pour soi". Rifkin annonce la disparition du travail mécanisé mais l'extension d'un secteur quaternaire où primeront les relations entre les individus. Je consacre toute la dernière partie de mon livre à expliquer la manière dont nous pourrions civiliser le travail tout en limitant son emprise. On a davantage retenu de moi l'idée qu'il fallait désenchanter le travail, mais cela ne signifie pas que le travail soit une vallée de larmes ! Je pense vraiment que l'on doit poursuivre en même temps les deux objectifs : limiter l'emprise du travail parce que les êtres humains sont engagés dans plusieurs types d'activité et qu'ils ont besoin de temps pour celles-ci, et améliorer sans relâche les conditions de travail, redonner du sens au travail. Il est vrai que je ne pense pas que le travail puisse d'une façon générale être assimilé à une œuvre, sauf dans un certain nombre limité de cas.

Le rééquilibrage des rémunérations du capital et du travail en faveur de ce dernier permettrait-il de régénérer le sens du travail, sachant qu'on ne pourra jamais lui retirer sa dimension marchande et matérialiste ?

Sans doute, mais il ne s'agirait là que d'un pansement sur un mal nettement plus profond. D'abord, et c'est bien ce que les Français expriment, le travail ne se réduit pas à sa dimension instrumentale : une partie de l'absence de sens du travail provient de l'intense parcellisation des tâches, mais aussi des difficultés pour les salariés à s'identifier à la "cause" de certaines entreprises. Par ailleurs, la crise actuelle n'est pas seulement financière. Elle remet profondément en cause le mode de développement de nos sociétés, centré sur une mise en valeur unidimensionnelle du monde consistant à mettre sans relâche le donné naturel sous la forme de l'usage pour autrui contre rémunération. L'idée que tout peut être un capital (naturel, humain) faisant l'objet d'une mise en valeur trouve désormais ses limites. Cette crise est sans doute un dernier coup de semonce, une occasion à saisir pour renouveler profondément notre rapport au monde et notre mode de développement. Nous n'avons pas du tout pris conscience de l'ampleur de la révolution à laquelle nous oblige le fait que notre activité soit désormais susceptible de détruire le caractère habitable de notre monde et qu'elle doive être repensée en fonction des contraintes écologiques. Il nous faut tout repenser, tout rebâtir et remettre le système sur ses pieds.

Le XIXe siècle scelle effectivement un tournant : l'Homme devient ennemi de la nature, au nom de son besoin d'affirmer sa puissance, sa supériorité, de sanctifier la production, bref de "progresser". Comment la philosophie l'explique-t-elle ? Le croyez-vous capable d'accepter que l'état de la planète l'oblige désormais à cette révolution des consciences ?

Bacon et Descartes ont contribué à asseoir l'idée que la vocation de l'Homme consistait à se rendre "comme maître et possesseur de la nature", à utiliser rationnellement son intelligence pour aménager le monde. Les XVIIIe et XIXe siècles ont été ceux de la croyance au Progrès : progrès de l'Esprit humain, progrès de l'humanité et aussi de la rationalisation. Ce qui me trouble, c'est que les questions que nous osions encore nous poser dans les années 1970 ne sont plus de mise aujourd'hui : en quoi consiste le progrès ? En quoi les barbaries qui ont émaillé le XXe siècle ont-elles ou non partie liée avec l'explosion de la puissance dont dispose désormais l'Homme sur la Nature ? Jusqu'où pouvons-nous pousser l'artificialisation de notre monde ? Où nous mène ce processus incessant de rationalisation ? Tout se passe comme si la croissance de la production de biens et services avait exercé un rôle tellement pacificateur et anesthésiant que nous nous en étions entièrement remise à elle, en acceptant de la considérer comme le vecteur principal et évident du progrès, sans doute parce qu'elle apparaissait comme idéologiquement neutre et évitait des débats sans fin sur la nature du progrès. Mais les contraintes écologiques sont telles que nous devons d'urgence revoir notre mode de développement et rompre avec l'idée que la tâche principale de l'homme est de mettre la nature en coupe. Il nous faut changer radicalement notre conception du progrès et déterminer ensemble, grâce à une délibération collective de qualité, un indicateur de synthèse susceptible de lutter à armes égales avec le PIB. Ainsi pourrons-nous nous déprendre de l'emprise de celui-ci et disposer d'un nouvel instrument (fondé sur une nouvelle convention) pour légitimer des politiques publiques et suivre les évolutions du nouvel agrégat qui nous importe.

Le moment que nous traversons peut-il constituer une opportunité historique ?

Oui. Et même extraordinaire. La crise financière est un premier signal des dysfonctionnements majeurs de notre mode de développement. Parce qu'elle a frappé tous les pays, elle nous a aussi permis de comprendre que nos réponses ne pouvaient être que communes et mondiales. La crise remet en cause non pas seulement les "excès" des marchés ou des techniques financières, mais plus généralement cette idée que c'est de la propension individuelle à consommer le plus possible que viendra le bien-être général. Ce qui est d'ailleurs troublant, c'est la force avec laquelle ces croyances se sont répandues, le fait que ceux qui s'y opposaient étaient inaudibles. Il s'agit là d'un moment historique extraordinaire, parce que les opinions publiques sont prêtes à comprendre que nous devons changer, que les politiques à mettre en œuvre doivent être collectives. Nous sommes tous dans le même bateau.

Peut-on s'exonérer d'un chaos ou d'une implosion préalables, d'une révolution ?

Pour l'éviter, il faut accepter de faire une expérience limite : imaginer le pire, l'explosion de nos sociétés sous le coup d'inégalités trop fortes (émeutes violentes, guerres civiles) ou de pollutions ou dégradations majeures de nos biens publics naturels (climat, eau, air). Imaginer cela, c'est comprendre que ce que l'on considère comme un simple cadre sans consistance (la société, l'environnement) est en fait ce qu'il y a de plus important. La société n'est pas une simple agrégation d'individus, elle est une communauté dont la cohésion a une valeur et qui est capable de se reconnaître des biens communs. L'environnement (le mal nommé) n'est pas qu'un cadre creux, mais la substance même de notre vie. Faire comprendre que nos sociétés ne sont pas des regroupements d'individus qui se côtoient en poursuivant chacun son propre intérêt et que leur inscription dans la durée, leur survie dépendent de leur cohésion et de la qualité de leur patrimoine naturel, voilà la tâche qui incombe aux responsables politiques et la pédagogie qu'il faudrait engager. Cela serait de nature à éviter le chaos ou la révolution que vous évoquez.

La déliquescence des services publics et la crise de la démocratie ne forment-elles pas un écueil insurmontable à l'exaucement de vos vœux ?

Avant la crise, c'était sans doute le cas. Vous citez d'ailleurs deux manifestations d'un même phénomène : notre incapacité à nous pénétrer de l'idée que nous vivons irrémédiablement en société, et notre résistance à comprendre la nature du lien qui unit les membres d'une société. Mais j'espérais que la crise constituerait l'électrochoc dont nous avons besoin pour fonder en raison de nouvelles interventions publiques. Si la cohésion de la société, donc le maintien d'une certaine égalité des conditions, et la conservation du patrimoine naturel constituent des objectifs premiers parce qu'ils conditionnent la survie de nos sociétés, alors le développement de services publics de qualité, une délibération collective bien organisée, des politiques de redistribution et de protection puissantes constituent autant d'urgences.

Pour cette raison, je suis une grande admiratrice des sociétés nordiques : longtemps l'idée que ce qui importait était la cohésion de la société a permis de développer dans ces pays des politiques redistributives très puissantes et de remarquables interventions de l'Etat Providence, grâce à des services publics performants et une acceptabilité très forte de l'impôt, qui continue d'être diabolisé dans notre pays.

Cette exhortation à la délibération collective, nous en avons eu un exemple avec Ségolène Royal promotrice de la fameuse "démocratie participative". Laquelle non seulement s'est soldée par sa défaite aux élections présidentielles, mais surtout a fait la démonstration de son inefficience...

Faire davantage de place à la délibération collective est essentiel. Je suis en cela très rousseauiste, notamment quand le philosophe explique que voter n'épuise pas la citoyenneté, et que le consentement à vivre ensemble et la fermeté du lien social doivent être perpétuellement réaffirmés, revivifiés. Mais c'est quelque chose d'extrêmement long et complexe à mettre en place. Et d'ailleurs je ne pense pas qu'il faille instrumentaliser la délibération collective : celle-ci n'est par exemple pas seulement destinée à donner des points de vue, des "réponses".

Une délibération collective de qualité doit viser à contribuer à forger une opinion éclairée, à aider à la constitution d'une opinion publique, comme l'a bien explicité Habermas. Une campagne présidentielle n'est sans doute pas le meilleur moment pour mettre en place les conditions de ce qui constituerait une vraie révolution.

Progresse-t-on concrètement dans l'élaboration de critères universels de bien-être et de progrès érigés en alternative du sacro-saint dogme du PIB ?

Il en existe de très nombreux : synthétiques, monétaires, plutôt sociaux, plutôt environnementaux... L'Indicateur pour le Développement Humain, le plus connu, prend en considération le niveau d'éducation et l'espérance de vie. Plus récemment, l'empreinte écologique a fait une percée spectaculaire. J'aime beaucoup l'indicateur de Santé Sociale des Miringoff et l'indicateur de bien-être économique d'Osberg et Sharpe qui mêle les dimensions sociales et environnementales. Tout l'enjeu est de trouver un indicateur davantage capable que le PIB de renseigner sur la viabilité de notre développement, de jouer un rôle d'alerte et de fonder des politiques publiques adaptées. Ainsi nous pourrons aussi réorienter les comportements des entreprises et des individus.

Le Conseil social et environnemental d'une part, et la Commission Stiglitz d'autre part, mandatée par le Président de la République pour proposer d'autres mesures des performances économiques et sociales de nos sociétés, viennent de rendre leur rapport sur ces sujets. La question principale est de savoir qui est légitime pour choisir ces indicateurs, qui constitueront une nouvelle boussole pour nos sociétés et reflèteront nos choix et nos conceptions du bien-être et du progrès.

Ce choix ne peut pas être seulement celui d'une Commission composée d'économistes, mais relève aussi des citoyens, de leur réflexion, de leurs choix éclairés.

Ne pourrait-on pas en profiter pour sanctuariser certains domaines — éducation, santé, culture, qualité de l'air... — et établir une hiérarchie des utilités et du sens dont on doit draper chacun d'entre eux ?

Absolument. Cela signifierait que l'utilité n'est pas celle d'un seul (ce que l'économie classique et néo-classique n'a cessé de vouloir nous faire croire), mais peut être une utilité sociale, peut refléter un choix collectif ou encore que la production peut être guidée par les besoins de la société.

Mais cela risque aussi d'entraîner vers une dangereuse conception égalitariste, alors que la contribution de chacun à la collectivité doit être identifiée et récompensée...

Cette question est centrale. Depuis Benjamin Constant, on veut nous faire croire qu'une société bien liée est nécessairement anti-individu, que l'idée d'un bien commun à la société nie la diversité et la liberté des individus, bref que le défi actuel des sociétés démocratiques est de se protéger contre une possible remise en cause de la liberté individuelle. Notre défi consiste au contraire à comprendre qu'une société bien liée, soucieuse de sa cohésion, désireuse de maintenir une égalité de conditions entre ses membres, consacrant une partie importante du prélèvement public à développer des politiques et des services publics de qualité peut en même temps être infiniment respectueuse des individus qui la composent. Le collectif n'est pas automatiquement une machine de guerre contre l'individu, l'impôt n'est pas nécessairement une attaque anti individuelle, et promouvoir une production qui répondrait à des besoins sociaux plutôt qu'à ceux de quelques-uns n'est pas nécessairement bolchevique...

Rapprocher les conditions de vie d'une population n'interdit par ailleurs nullement d'admettre les différences, de talents comme de contributions. En revanche, cela doit absolument être organisé autour d'une vraie égalité d'accès aux biens premiers, notamment l'éducation. Dans ce domaine, je milite aussi en faveur d'un service public de la petite enfance qui égalise les chances pour tous les enfants.

Mais croyez-vous l'Homme bien capable de renoncer à son strict intérêt individuel et donner la priorité à la cause collective ?

Oui. D'abord parce que l'intérêt collectif n'est pas du tout nécessairement opposé à l'intérêt individuel. A long terme, il est d'ailleurs tout à fait évident que l'intérêt collectif rejoint l'intérêt individuel. Ensuite parce que nous devons d'urgence nous débarrasser de cette fiction d'un individu exclusivement attaché à la poursuite de son intérêt individuel, cette fiction sur laquelle s'est construite l'économie classique et qui continue de nous hanter. Il faut développer beaucoup de pédagogie sur cette question, et par exemple expliquer que l'impôt n'est pas une entrave à l'initiative individuelle, mais un élément déterminant pour avoir de bons services publics essentiels pour une politique d'égalisation des chances.

La consommation, celle de ce que nous produisons, "boucle la boucle" d'un cycle infernal qui voit l'enrichissement matériel et le développement de la consommation constituer — en apparence — les principaux facteurs de bien-être. Le consumérisme est un facteur capital de notre cécité, une forme de drogue qui obstrue notre clairvoyance. Peut-on en sortir, par exemple en distinguant une consommation utile et responsable, de celle futile et dévastatrice ?

J'aime beaucoup ce que Galbraith écrit sur ce sujet : "La production n'est pas nécessairement forte là où le besoin est fort. Il suffit de penser un instant aux secteurs économiques dont la production est surabondante — l'automobile, les armements, les lessives, les désodorisants et les détergents". Puis en 1998, dans le rapport du PNUD sur le développement humain : "L'offre de services sociaux, de soins de santé, d'éducation — surtout d'éducation —, de logements sociaux pour les plus démunis, de nourriture même, ainsi que de mesures de protection de la vie et de l'environnement, est limitée"... Nous devons cesser de penser que la consommation, y compris d'un seul individu, y compris de n'importe quoi, est "bonne" en soi parce qu'elle augmente le PIB. Il faut reconstruire les fondements de l'économie et de la comptabilité nationale, sans doute repenser la notion d'utilité qui est au cœur de l'économie, pour penser à nouveaux frais un ensemble d'indicateurs et de politiques promouvant une production et une consommation capables de satisfaire les grands besoins sociaux. S'il est très difficile de distinguer une bonne d'une mauvaise consommation, on doit pouvoir donner la priorité à la satisfaction des besoins sociaux fondamentaux.

Mais alors on se heurte à la liberté de consommer, surtout à celle de distinguer soi-même — ET pour soi-même — ce qui relève ou ne relève pas d'une consommation utile...

Être en société — comme, d'ailleurs, être habitant de la planète — implique d'accepter un certain nombre de limites. Il est devenu impératif d'être en capacité de se contenir, de contenir ses désirs. Et pour y parvenir, je crois aux vertus de la délibération collective grâce à laquelle la communauté pourra déterminer les besoins à satisfaire.

Mais vous ne laissez plus à l'individu le choix, la liberté d'estimer ce qui est "bon" pour son épanouissement. N'aurait-on plus le droit alors de considérer que, pour soi, l'acquisition d'un téléviseur à écran plat est plus essentielle qu'un accès gratuit à la bibliothèque municipale ?

Dans la mesure où nous vivons en société, nous devons parvenir à établir un compromis entre une logique individualiste qui mettrait au-dessus de tout la satisfaction du moindre désir, et une logique plus sociale donnant la priorité à la satisfaction des besoins de base de tous. Dans une société qui met en œuvre une politique fiscale permettant de satisfaire les grands besoins sociaux et une politique d'égalisation des conditions, des revenus et des patrimoines, il doit malgré tout rester possible de continuer à satisfaire nombre de désirs individuels. Peut-être pas absolument tous en effet, et peut-être pas n'importe quoi. Mais regardez les pays nordiques, où les conditions de vie sont beaucoup plus égales que dans notre pays : la liberté individuelle n'y est niée, et les gens ne restreignent pas drastiquement leur consommation. A partir de quand décourager l'acquisition de tout et n'importe quoi (par une politique de taxation adéquate) est-il vraiment liberticide ? Voilà de quoi il faudrait débattre.

L'entreprise peut-elle constituer un chantier d'expérience de ces nouveaux modèles de délibération collective et de démocratie ?

Absolument. "Repenser" l'entreprise est capital pour réussir l'aggiornamento espéré. D'aucuns, à l'instar de Roger Godino, appellent à réinventer le capitalisme, et à le transformer en profondeur pour l'ajuster sur les exigences écologiques ou sociales. Comme il l'espère, l'entreprise doit être redéfinie, elle est une institution fruit du capital et du travail et les deux parties doivent être également représentées dans le conseil de surveillance. C'est à une véritable révolution qu'il appelle. C'est ainsi en effet que l'on pourra redonner aux salariés de l'intérêt pour leur travail. Il faut une pleine participation à la gestion de l'entreprise.

Révolutionner l'évaluation de la richesse passe par l'introduction de critères à ce jour non quantifiés. L'enjeu, pour fiabiliser l'ambition, est-il d'accepter que tout ne peut pas et ne doit pas être chiffrable, ou au contraire de travailler à mesurer comptablement ce qui ne peut l'être encore ?

 Nous devons parvenir à faire l'inventaire de ce qui nous importe : patrimoine naturel, santé sociale, et choisir les variables qui nous renseigneront le mieux sur les évolutions d'un tel patrimoine. Nous devons renoncer à tout monétariser, car ce serait dangereux à la fois philosophiquement et techniquement. Mais nous devons tenter de ne rien oublier car nous savons bien que tout ce qui ne sera pas pris en compte dans l'indicateur sera oublié et compté pour rien. Nous accorder collectivement sur un indicateur assez simple, capable d'alerter sur les risques que courent nos sociétés et de permettre de réorienter en profondeur les comportements collectifs et individuels, constitue désormais un enjeu fondamental.

Vous êtes de Gauche. Partagez-vous l'opinion du député-maire socialiste d'Evry Manuel Valls, qui considère que le PS est sclérosé par sa peur du progrès ?

Non. La Gauche a toujours cru au Progrès, et c'est même ce qui l'a longtemps distinguée : sa croyance en la perfectibilité, en la possibilité de bouleverser les hiérarchies, sa croyance au fait que rien n'est donné, que le naturel n'existe pas ou du moins qu'il peut être profondément transformé par l'homme. Une grande partie de la gauche est restée attachée à cette croyance au progrès, au travail, à la transformation de l'Homme et de la nature. Une grande partie de la gauche reste aussi productiviste et accepte volontiers l'assimilation entre croissance et progrès. C'est avec cette dernière assimilation que nous devons rompre, et l'un de nos principaux défis est dorénavant de donner un nouveau contenu à ce concept de progrès.

Nous déprendre de l'idée que seuls les accroissements de quantités comptent, rompre avec une conception prométhéenne de l'homme, intégrer dans notre concept de progrès les améliorations de qualité, l'augmentation du degré de civilité et la qualité des rapports entre les citoyens et entre les États, insérer dans les nouveaux indicateurs à la fois la finitude de notre planète et la nécessité d'une forte égalité des conditions de vie dont dépend la survie de nos sociétés : c'est à cette tâche magnifique que nous devons désormais tous nous atteler.

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