[Archive 5/5] Daniel Cohen : "Le reflux de l’idéologie libérale est en marche"

Tout au long de l'été, la rédaction vous propose de revisiter notre monde en 2008. Les espoirs, les visions d'avenir, les dialogues nourris, les grands projets structurants - encore d'actualité dix ans plus tard. Autant d'événements inspirants, de regards éclairants sur l'actualité d'aujourd'hui. Cette semaine, rediffusion de l'entretien avec Daniel Cohen. "Il pourrait y avoir moralisation du capitalisme. Mais elle sera confinée à des réajustements". L'économiste, interrogé au moment où le chaos planétaire éclate, ausculte les crises - financière et économique - et détaille les enseignements que société et gouvernants doivent impérativement extraire. Ils convergent vers l'instauration d'un cadre réglementaire, seul à même de juguler les dérives de la nature humaine. Et d'édifier un rempart aux "désastres provoqués par le capitalisme du XXIème siècle". Dix ans plus tard, que reste-t-il de ses exhortations ?

Article initialement publié le 14 novembre 2008, 19:48

Les trois conférences-phares des Journées de l'économie porteront sur la crise financière, sur le pouvoir des actionnaires, sur l'agrégation de la finance et du développement durable. Elles seront donc au cœur de l'actualité. Les symptômes du mal sont désormais visibles, mais de quoi l'économie et le capitalisme mondial sont-ils véritablement malades ?

Sommes-nous confrontés à une « bulle », ici financière, comparable à celles - immobilière... - que le capitalisme connaît pratiquement chaque décennie et que l'on peut traiter et endiguer de manière chirurgicale ? Ou bien le mal est-il plus profond, affectant le fonctionnement même de ce capitalisme dans une dimension révolutionnaire qu'on avait pas connue depuis celle, financière, des années 80 ? Je ne peux trancher.

Seule certitude : le point de départ est une bulle financière, provoquée par la production de ressources, la valorisation d'actifs sans contrepartie dans l'économie réelle, sans rapport avec les fondamentaux. Le système bancaire, dont la fonction est de distribuer des crédits, notamment immobiliers, a laissé prospérer cette bulle financière au point que l'endettement des ménages a doublé quand celui des entreprises ne croissait que modérément.

Il y a eu excroissance des opérations financières par rapport à la réalité économique, développée par l'emprise de comportements spéculatifs et par l'opportunité pour les établissements financiers, en contournant et en dévoyant les réglementations, de générer de formidables effets de levier. Ce qui distingue la situation actuelle de celle des années 70, lorsque les fondamentaux de l'économie américaine - productivité, marge - étaient fortement détériorés. Résultat, sans mobiliser de capital, ces opérateurs concomitamment ont pris des positions très risquées et se sont enrichis.

Le système, régulé à la suite de la crise de 1929, avait pour objet de protéger les banques de dépôt. D'ailleurs, ce ne sont pas elles qui aujourd'hui ont particulièrement failli, mais bien plus les banques d'affaires, d'investissement, et certains acteurs de l'assurance - comme AIG - ; ils ont échappé à la vigilance des autorités, ont déclenché le choc, et se retrouvent d'ailleurs bien plus affectés que les banques de dépôt. La finance du 20e siècle est polyvalente, et exige une nouvelle régulation. La dérive spéculative devrait rentrer dans son nid, et finalement la crise doit conduire à annuler les excès d'une décennie.

Sous quelle forme le spectre de la récession va-t-il modeler les manifestations de la crise financière ?

La crise systémique sera évitée, mais les choses ne vont hélas pas en rester là. Car la crise financière laisse maintenant place à la crise économique. Le Fonds Monétaire International vient de publier ses prévisions de croissance pour l'année 2009 : 0,1 % aux Etats-Unis, 0,2 % dans la zone euro (et en France), nulle en Allemagne, négative au Royaume-Uni, en Espagne et en Italie. Les prévisions du FMI ont été faites avant le plan européen de sauvegarde des banques, mais après prise en compte du Plan Paulson. Elles ne devraient guère être changées.

Dans sa partie visible, la crise financière semble pour l'instant contenue, et la profonde remise en question du système espérée par beaucoup pourrait s'éloigner proportionnellement au sursaut des places financières et à la rapidité de la cautérisation. L'espoir d'une moralisation, d'une « réhumanisation » - pour reprendre le vœu d'Edgar Morin - de ce système s'étiole-t-il ?

Je crois qu'une moralisation est possible. C'est ce qui s'est passé après la crise de 1929 ; la bourse fut disqualifiée, et on assista à une passation de pouvoir entre les actionnaires, passant d'un capitalisme familial, patrimonial, à un capitalisme dit «managérial ». Ces dernières années, sous l'impulsion d'un rayonnement planétaire, les chefs d'entreprise se prenaient pour des stars et se mesuraient aux Zidane et autres Johnny Hallyday. A ce titre, la remise en question est inévitable...

Ce que la finance a fait, la finance pourra le défaire. A ce jour, nous n'assistons pas à une remise en question du capitalisme financier synonyme de dictature des actionnaires, de recherche du rendement, de flexibilité, d'exhortation pour les entreprises à externaliser et à délocaliser. Nous évoluons dans un capitalisme mondialisé, qui a produit des mécanismes dont la bulle actuelle s'est nourrie.

Dès lors que l'on considère que le rendement et la bourse sont les maîtres du jeu, faut-il s'étonner que certains de ses participants explorent les marges du système pour trouver de nouvelles opportunités de gains ? L'éclatement de cette bulle financière devrait replacer les paramètres là où ils doivent être, c'est-à-dire sur les entreprises, sur la mobilisation du capital et son rendement plus que sur la dette et ces comportements spéculatifs et parasites.

... Mais signifie-t-il qu'octobre 2008 constitue un moment historique ?

Non, justement. Cette remise en question, cette moralisation ne dépasseront pas le stade des réajustements. Les entreprises vont-elles réinternaliser des fonctions, des responsabilités, des carrières qu'elles ont fortement externalisées ? Je ne le crois pas. Nous sommes à l'aboutissement d'un cycle, la fin d'une révolution auxquels doit se substituer l'établissement de règles plus stables. En aucun cas il ne faut espérer un « coup de balai » des excès du capitalisme, seulement la correction de certaines de ses manifestations. Pour exemple, l'encadrement des rémunérations des dirigeants. Des aménagements seront orchestrés - les propositions doivent permettre de réinternaliser les risques de baisse, jusqu'à présent ignorés par le fonctionnement des stocks-options -. Mais là non plus il n'y aura pas de révolution.

Dans ce domaine justement, les mesures - seulement incitatives - initiées par le Medef vous apparaissent-elles suffisantes ?

Je crois une auto-moralisation du système utile, mais pas suffisante. Or nous rencontrons deux attitudes naïves aujourd'hui. Celle de droite, qui refuse de balayer devant sa porte, dit : « On a compris, on va se moraliser tout seul ». Celle de gauche, déjà claironne : « C'est le coup fatal porté au capitalisme. ». Mais le capitalisme, la mondialisation du marché, vont continuer. Personne ne va mettre les Indiens et les Chinois à la porte, en leur demandant de ne plus vendre leurs produits sur le marché international. Et les nouvelles technologies permettront à qui le voudra d'externaliser les services et en Inde et en Chine. Cette course du capitalisme contemporain ne sera pas changée par la crise financière. En revanche, l'euphorie idéologique du « laisser faire » et du mépris des pauvres va certainement prendre du plomb dans l'aile.

L'engagement du Président de la République et du syndicat patronal à « punir » les auteurs d'abus est-il crédible dès lors que ces abus n'ont pas de caractère légal mais seulement moral ?

Cela n'a aucun sens. Il faut simplement admettre le besoin, vital, de reconstruire une réglementation adaptée, de redimensionner les normes comptables, d'établir un cadre qui tout à la fois empêche les dérives et garantisse d'innover et de progresser dans une certaine liberté. Il serait beaucoup plus simple de taxer, et donc de recourir au levier de la fiscalité. Existe-t-il instrument plus simple que l'impôt sur le revenu pour juguler les dérives ? Non. Ces niveaux de rémunération sont jugés extravagants ? Et bien, taxons-les, en créant une tranche d'imposition appliquée aux revenus supérieurs à 1 million ! Seule contrainte : il faut appliquer cette taxation des très hauts revenus au niveau européen, au risque sinon que les personnes concernées émigrent vers les pays les moins imposés. Est-on capable d'édicter des règles partagées, au moins par le noyau dur des pays occidentaux ? Je le crois profondément. D'autant plus que le contexte est favorable et le degré d'acceptation par les intéressés élevé.

Le plan d'aide public aux établissements financiers français est conditionné à l'application de règles strictes en matière de rémunération. Peuvent-elles à terme s'imposer comme une norme ?

Le Congrès a lui-même imposé au plan américain que les entreprises bénéficiaires de ses subsides abolissent tout « parachute doré ». Ce n'est donc pas un tropisme européen. Je crois qu'il serait utile aussi d'interdire la distribution de dividendes par les banques qui bénéficient d'aide publique. Au moins pour deux ou trois ans.

N'est-ce pas tout simplement dans la cupidité de l'individu et donc dans les failles de la nature humaine qu'il faut trouver la cause première de la débâcle ? Le principal coupable n'est-il pas le besoin de consommer, de prospérer, de posséder, et donc n'est-ce pas une crise de société que nous rencontrons ?

Je ne crois pas. La cupidité a toujours été. La nature humaine répond à ses impulsions profondes, mais aussi aux règles de jeu. Simplement, dans ce cas, voilà 20 ans que le système capitaliste s'est affranchi de règles. De toutes les règles, comme s'il s'agissait là du meilleur moyen de palier à l'épuisement, à l'obsolescence des règles d'alors. Ce sont Ronald Reggan et Margaret Thatcher qui ont édicté le cadre qui succédait au capitalisme, alors en fin de course, des années 50-60. En choisissant d'abolir les règles.

Comment faut-il repenser le risque - et notamment la rémunération consubstantielle et son articulation aux résultats - ? Cette crise financière, qui est celle d'un risque manipulé, peut-elle affecter la dimension sociétale, culturelle du risque en Occident ?

Le risque aura constitué un mot très abstrait pour les principaux acteurs de cette débâcle, bénéficiaires de stocks options en période faste et de parachutes dorés lorsque la situation vacillait. Leur prise de risque était presque nulle. En revanche, la société vit dorénavant dans un nouveau régime de risque, auquel elle ne sait pas encore comment faire face. Elle doit réfléchir à l'élaboration d'un régime inédit d'assurance sociale, qui prenne appui sur celui de l'après-guerre - maladie, vieillesse, maternité... - mais étende son périmètre de couverture à la vie professionnelle, là où se concentre aujourd'hui l'un des risques fondamentaux de l'individu. C'est là qu'il faut progresser. C'est d'ailleurs là que se fonde le « fameux » modèle danois, qui agglomère flexibilité du travail et protection durable.

« Tous responsables, personne coupable ». Les processus de décisions et la chaîne des responsabilités sont peu lisibles. L'un des pires maux du capitalisme mondial, révélé à l'occasion de la crise, n'est-il pas la légitimation de la déresponsabilisation ? Comment peut-on revenir à une responsabilisation de l'acte et de la gestion du risque ?

Indiscutablement, les acteurs de la finance endossent une lourde responsabilité, notamment en s'affranchissant des règles prudentielles qui s'appliquaient aux établissements financiers classiques, et en exploitant la trop faible réglementation. Comme on ne peut pas changer l'homme, il faut changer les lois, et établir un cadre qui oblige à faire évoluer favorablement les comportements, et plus particulièrement le rapport à la responsabilité.
Il serait extrêmement rassurant de penser que le capitalisme a défailli parce que ses acteurs ont enfreint la loi. Il est beaucoup plus difficile d'admettre que la déflagration résulte des insuffisances de la loi. Une loin percluse de brèches béantes dans lesquelles certains, en toute légalité, se sont engouffrés. Dès 1999, les banques d'investissement et les banques d'affaires ont pu librement conjuguer leurs activités. AIG n'a pas failli au sens légal du terme ; elle a failli parce que compagnie d'assurance au départ, elle s'est investie dans la finance en s'exonérant des règles prudentielles qui s'appliquaient aux banques. Voilà la réalité.

Le sociologue Gérard Mermet l'a clairement exposé (Le Monde, 15 octobre) : alors qu'il faut raisonner « autre » croissance, « autre » société, ne laisse-t-on pas passer une chance unique de jeter les bases d'un nouveau modèle, de repenser le monde et les modes qui régissent l'économie mondiale, de reconfigurer une finance qui ne soit plus destructrice d'environnement, de bien-être, d'égalité ?

Les normes financières et comptables que l'on a laissé se développer au nom de la capacité du capitalisme financier à s'autoréguler se sont révélées tout à fait inadaptées. Croire en leur efficacité était hier aussi naïf que d'espérer aujourd'hui que ce capitalisme s'autoréforme. Le capitalisme fonctionne par époques, par vagues. C'est aux autorités politiques, c'est-à-dire à la société dans son ensemble, qu'il appartient de fixer des contraintes sur ce capitalisme dit de « mondialisation » qui est au tout début d'un processus. Une cinquantaine d'années - au cours desquelles des pays comme la Chine ou l'Inde devraient accomplir une grande partie de leur potentiel de développement - est à attendre avant que ce capitalisme ne s'essouffle vraiment et qu'on prenne conscience qu'il faut passer à un nouveau stade.

Chaque capitalisme produit ses dégâts ; ce fut la paupérisation de la classe ouvrière au 19e siècle, l'aliénation du travail au siècle suivant... Nous ne sommes qu'à l'orée des désastres provoqués par le capitalisme de ce 20e siècle, dont les premières manifestations ont pour noms déracinement, stress, dépression. Et bien sûr catastrophe écologique et environnementale. La maîtrise de ces dégâts exige une réglementation, une régulation.

Il suffit de vouloir pour pouvoir. Aux Etats-Unis, la pression de l'opinion publique a convaincu des Etats de voter des lois sur le réchauffement climatique. Nicolas Sarkozy propose que quiconque ne respectera pas des règles environnementales claires ne pourra rien exporter vers l'Europe... Aux Etats-Unis et en Europe, qui concentrent la moitié des richesses et l'essentiel des échanges, rien n'interdit de nous imposer à nous-mêmes et d'imposer - non de manière brutale mais selon un calendrier progressif - aux autres pays ce cadre réglementaire.

Cette crise a pour répercussion première de restaurer et de redimensionner le périmètre d'intervention de l'Etat, aux Etats-Unis comme dans les pays européens. Quel doit être ce rôle, et sur quels supports doit-il s'appuyer ?

L'Etat n'a jamais disparu. Bien au contraire. Il jouit d'un champ de responsabilités très important, contrairement à ce que l'idéologie néolibérale de Margaret Thatcher voulait faire croire. L'Etat du 20e siècle n'est pas celui, libéral, du 19e siècle qui possédait 10 % de la richesse et affectait 80 % de cette ressource au financement de l'armée.

Aujourd'hui, il exerce un rôle absolument décisif, non seulement dans son périmètre traditionnel - sécurité sociale, éducation, santé, production de biens publics - mais également dans des fonctions nouvelles autrefois prises en charge par les entreprises - gestion de carrière, formation professionnelle -, et dorénavant dans le champ écologique et environnemental. Les responsabilités de l'Etat n'ont donc pas régressé ; elles ne cessent même de s'étendre au gré de besoins sociaux nouveaux - regardez l'enseignement supérieur, réduit à la portion congrue dans les années soixante -. Et c'est ce double mouvement qui nourrit le sentiment de crise dont on affecte l'Etat.

Les leviers politiques ne manquent pourtant pas. Il suffit que les Etats-Unis initient une réglementation, une  contrainte nouvelles pour qu'elles s'appliquent à l'ensemble des acteurs du capitalisme. L'Europe aussi pourrait agir de la sorte, mais son impuissance résulte de sa soumission à ce capitalisme nouveau qu'elle ne sait pas comment régir. Il n'empêche, la donne semble évoluer. Cette crise financière est très intéressante, car elle interroge les gouvernants sur les moyens de la juguler et de normer un capitalisme qui sécrète de nouveaux enjeux. Le reflux de l'idéologie libérale est en marche, le besoin d'une régulation dictée par les autorités publiques est désormais accepté.

« Contrairement à ce que l'on entend, il n'y a aucune gouvernance mondiale et financière depuis vingt ans, c'est une fumisterie », assène pourtant le nouveau Prix Nobel d'économie, Paul Krugman. L'absence d'autorité mondiale n'enterre-t-elle pas tout vœu de réglementation planétaire ?

Je ne pense pas, c'est au contraire le défi d'un ordre mondial à venir que de construire des institutions multilatérales légitimes. Ce que l'OMC parvient à faire, dans le cadre des panels chargés de résoudre les conflits commerciaux, doit devenir la norme dans d'autres domaines, financier, écologique, du travail, ici dans le cadre du Bureau International du Travail BIT.

Les nationalisations et l'intervention importante de l'Etat peuvent-ils amener le citoyen à épouser une autre relation à l'entreprise, à l'économie ?

C'est certain. Que l'Etat vienne sauver les banques dont les dirigeants ont fauté plaide pour un rôle accru de celui-ci. Ceci étant dit, tout l'enjeu des prochains mois va consister à donner un contenu précis à cette exigence d'intervention publique. Le champ est immense. Noter les agences des notations, changer les normes comptables, encadrer les activités hors banques, les paradis fiscaux... ça fait beaucoup de chantiers.

L'une des répercussions de la crise portera sur la restriction de l'accès aux crédits. Une telle société de consumérisme, particulièrement aux Etats-Unis, est-elle prête à accepter ce profond changement de paradigme ? Les inégalités entre les « bénéficiaires », dotés des garanties suffisantes, et les « recalés » - classes moyennes et plus modestes - du crédit, vont-elles se creuser ? Bref, l'accès à la consommation s'annonce-t-il encore plus inéquitable ?

Le choc va être grand, mais les ménages américains n'auront pas le choix. Une statistique est tout à fait extraordinaire : alors que les inégalités des revenus ont explosé depuis les années 90, celles au regard de la consommation n'ont pas changé. Cela signifie que les ménages américains continuent de consommer comme s'il n'y avait pas dépression des revenus. Ce phénomène est lié à la stratégie d'endettement, à l'accès immodéré au crédit. Mais la donne va changer.

Que le « robinet du crédit » se ferme ou tout au moins soit maîtrisé, est une excellente nouvelle : les ménages américains et le pays entier ne pouvaient plus continuer de s'endetter ainsi. L'Amérique vit un moment de vérité certes brutal, mais sain. Maintenant, les ménages vont apprendre à épargner pour faire face au financement de besoins aussi cruciaux que ceux liés au vieillissement. Reste que la question des inégalités va se poser en des termes inédits.

Ce que le crédit avait permis de compenser, une forte exigence politique de redistribution va s'y substituer. C'est pour cette raison que l'élection américaine est cruciale... Une victoire de John Mc Cain serait une catastrophe. En revanche, le triomphe du candidat démocrate favoriserait une redistribution classique. Il l'a annoncé : le 1 % de la population américaine a capturé l'essentiel des bénéfices de la croissance depuis 10 ans, et il va devoir en restituer une partie. Nous sommes face à un balancier classique gauche-droite, témoignant par ailleurs que la clé de cette crise est entre les mains de la classe politique, à même de définir les règles du « vivre ensemble » capitaliste.

Quelles contreparties les gouvernements devront-ils déployer pour que l'opinion publique américaine et européenne, à ce jour scandalisée, accepte le soutien apporté à des banques largement coupables de la dégradation de leur situation personnelle ?

De la croissance économique tout simplement. Or celle-ci est fragile. Il ne suffit pas de sauver les banques, il faut montrer que ça aide, rapidement, à relancer la machine. Le travail de la politique économique commence. Le retour à une inflation faible devrait permettre, en Europe notamment, de prolonger la baisse des taux d'intérêt. Nul doute que les autorités auront à cœur de ne pas repartir, fleur au fusil, sur les traces d'Alan Greenspan, maître de la baisse des taux, et finalement principal responsable de la débâcle actuelle. Mais le spectre de la crise financière fait maintenant place à celui d'une récession majeure. Il était urgent d'empêcher la crise financière, il devient temps d'endiguer la crise économique. Même Mr Hoover serait d'accord.

Après avoir fait preuve d'un attentisme et de tergiversations inquiétantes, les instances européennes se sont ressaisies. Les pays de la zone euro ont su répliquer à l'absence de gouvernance économique au niveau européen si souvent stigmatisée ; ce sursaut constitue-t-il l'un des enseignements majeurs de cette crise et une source de nouvelle dynamique politique ?

L'Europe n'est pas confrontée à la même crise que les Etats-Unis. Il n'y a pas eu des dysfonctionnements majeurs au niveau européen. La Banque centrale européenne a assumé sa responsabilité, en injectant des liquidités, même davantage que la Fed. L'interrogation en Europe portait davantage sur la capacité à riposter en cas de défaillance d'une banque. La faillite de Fortis a permis de répondre : en un week-end, le problème a été réglé.

L'Allemagne s'est singularisée au plus fort de la crise, quand la Grande-Bretagne se montrait à la pointe de la réactivité et Nicolas Sarkozy à la hauteur de ses responsabilités. Quelles traces les différentes prises de position des pays européens laisseront-elles en termes de rapports de force ?

Le véritable perdant n'est pas la France ou l'Allemagne ou l'Angleterre, mais la Commission, qui est restée en dehors du jeu, et dont les règles - pas de soutien public aux entreprises en difficulté - ont été bafouées. C'est le partage des rôles entre la Commission et les Etats qui est maintenant à analyser.

L'affaiblissement et la fragilisation de l'économie américaine - dont l'endettement est en partie assuré par les fonds souverains ou les Etats de certains pays émergents - vont-ils accélérer le déplacement du centre de gravité économique vers l'Asie et certains pays émergents ?

L'événement est de taille, mais l'envergure doit être mesurée. La riposte américaine, d'environ 1 000 milliards de dollars, demeure faible par rapport aux 14 trillons du PIB domestique. D'autre part, l'Etat américain est très peu endetté grâce la politique budgétaire très rigoureuse menée dans les années 90 par l'administration Clinton. A l'époque, le niveau zéro de la dette publique était même en ligne de mire. Après l'application du Plan Paulson, le pays demeurera moins endetté que la France. Par ailleurs, ces 1 000 milliards ne constituent pas une dette durable, puisqu'au moins la moitié sera récupérée. Il n'y a donc pas à attendre de déséquilibre financier majeur susceptible de fragiliser le pays. D'autant moins que cette crise devrait avoir pour effet macroéconomique que les ménages américains vont certainement reconstituer leur épargne et, au fur et à mesure que le déficit de la balance américaine va se réduire, se substituer aux Chinois.

On devrait donc assister à un bouleversement contraire à celui initialement escompté : les déficits américains, qui formaient un moteur essentiel de la croissance mondiale et de l'équilibre financier international, vont changer de braquet et reculer significativement. C'est donc en réalité la fin du déficit américain qu'il va falloir gérer d'ici les trois prochaines années. Déjà les exportations sont le principal facteur de croissance aux Etats-Unis ; le commerce extérieur américain contribuera cette année à 80 % de la croissance domestique.

Qui va donc devoir « supporter » les effets de cette résorption des déficits américains ? La chirurgie devra être fine. Parce que si les Chinois ou plus largement l'Asie continuent à nourrir leur croissance par la hausse de leurs exportations et la compression de leurs importations, il n'y aura plus que l'Europe pour devenir contrepartie de ces déficits. Celle-ci est-elle prête à entrer dans une phase de déficit durable ? Rien n'est moins sûr.

Certains pays ou régions émergents particulièrement instables - comme l'Asie du sud-est - pourront-ils survivre politiquement à la récession ?

Beaucoup comptent sur la Chine pour prendre le relais. Mais la Chine est toujours un pays pauvre, ce qui explique en partie sa forte croissance. Malgré son « gros » milliard d'habitants, son PIB, en dollars courants, est à peine supérieur à celui de la France. On ne devrait pas tarder à redécouvrir que la zone Asie, dans son ensemble, doit une part considérable de sa croissance au dynamisme de ses exportations, lesquelles vont subir le ralentissement de la croissance des pays riches.

L'examen de cette crise, c'est aussi la mise en exergue de l'attribut outrageusement court-termiste de la finance mondiale. Scelle-t-il définitivement le sort d'une société qui ferait du développement durable et du respect de la planète une priorité ?

Le temps du développement durable et de l'écologie, c'est le temps politique, le temps de la prise de conscience par l'opinion publique des risques et donc des besoins en matière de réglementations. Lorsque cette prise de conscience sera totale - on s'en rapproche -, la problématique écologique deviendra centrale.

Alors il suffira que l'Europe et les Etats-Unis imposent un décret pour qu'il devienne loi mondiale. Evidemment, en pleine crise, les citoyens attendent des pouvoirs publics qu'ils servent davantage leur pouvoir d'achat que l'enjeu environnemental...

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