Robert Castel : « L’idéologie du Bien sanctifie le culte de Soi »

L'interdiction de fumer dans les lieux publics entre en vigueur. Un an plus tard, ce sera au tour des ultimes espaces encore épargnés : cafés, restaurants… Le sociologue emploie l'anecdote de cette « chasse aux fumeurs » pour disséquer une société moderne gangrénée par l'idéologie - liberticide - du « Bien », qui criminalise les dissidents, déresponsabilise, effraye, et sanctifie le « culte de soi ». La sacralisation de l'individu, qui dépasse le champ de la santé pour infecter celui du travail et de l'entreprise, fait vaciller l'architecture même de cette société : sa richesse collective.
©Hamilton/Rea

Vous revendiquez votre « droit de fumer ». En quoi la répression, anecdotique, à ce « droit » forme-t-elle le symbole d'une société de plus en plus liberticide ?

 

La guerre au tabac forme le dernier épisode de la bataille séculaire que le Bien livre au Mal. La liberté constitue sans doute la valeur suprême d'une société moderne, en opposition aux sociétés d'avant le XVIIIème siècle au sein desquelles l'homme était réduit à ce que le faisait son statut, son état. La déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, c'est justement l'affirmation d'une forme de souveraineté de l'individu qui a pour caractéristiques liberté et indépendance sociale.
Pour autant, je ne défends pas une quelconque forme d'anarchisme. La liberté ne constitue pas le seul fondement d'une société. Celle-ci requiert aussi un ensemble de régulations collectives qui va limiter le champ de la liberté individuelle. Toute vie sociale est articulée selon un équilibre, extrêmement difficile à constituer, entre liberté et contrainte, entre individualisme et solidarité collective. Au risque, sinon, de promouvoir une société atomisée, formée par la juxtaposition d'individus, et fondée sur la lutte de tous contre tous.
La société moderne expose à un nombre croissant de risques et de dangers contre lesquels il est nécessaire de se prémunir. Mais être dans une société du risque ne doit pas signifier être obsédé par la peur de tous les risques et justifier alors une inefficace profusion de technologies de surveillance et de contraintes. Il appartient à l'Etat, garant de l'intérêt collectif, d'établir la hiérarchie des risques et, en riposte, des modes de régulation. On prend alors conscience que le problème du tabac n'est qu'anecdote au regard d'autres risques. Au premier rang desquels le chômage de masse ou la précarisation des relations de travail, qui menacent la cohésion de la société mais aussi le réchauffement de la planète. C'est également à l'Etat de veiller à ne pas sombrer dans la tentation de privilégier les méthodes répressives au détriment de véritables technologies de maîtrise des risques. C'est flagrant dans le domaine de l'insécurité, où l'on préfère stigmatiser les banlieues plutôt que d'admettre la multiplicité des causes de l'insécurité.

 

Mais le risque constitue aussi un outil d'épanouissement, de liberté, et son acceptation un levier de responsabilisation…

 

Certes. Mais il faut admettre que tous les individus ne sont pas également armés pour lutter contre les risques. L'apologie du risque, symptomatique de la société actuelle, est extrêmement suspecte. Elle est portée par une idéologie d'inspiration libérale, qui indexe la dignité de l'homme à sa capacité d'affronter seul les risques, à son refus d'en externaliser la gestion. Or cette externalisation des risques, c'est une manière de les collectiviser. L'histoire sociale fait la preuve que la maîtrise des principaux risques sociaux - accident, maladie, vieillesse impécunieuse - n'a été rendue possible que par leur mutualisation. C'est le principe même de la sécurité sociale et de la prise en charge collective des risques, faute de quoi on fait le choix de précipiter dans l'abîme ceux qui n'ont pas les ressources d'affronter par eux-mêmes les conséquences du risque. La liberté de l'individu constitue donc certes la valeur suprême, mais les individus doivent disposer d'un minimum de ressources et de droits pour pouvoir être positivement des individus et ne pas être « invalidés », submergés par une masse de risques qui les assiègent et les dépassent.

 

A quoi s'expose une société qui décide de réduire le périmètre des libertés individuelles ?

 

In fine au totalitarisme, qui peut prendre plusieurs formes. On a en mémoire celles, les plus ultimes dans l'annihilation de l'individu, produites par le fascisme hitlérien ou le stalinisme. Cependant le risque n'est pas un retour à ces manifestations extrêmes, mais l'apparition d'autres, plus subtiles, portées par des technologies nouvelles et redoutablement efficaces, qui permettront d'exercer un contrôle absolu de tous les individus, de juguler l'intrusion de tout élément extérieur aussitôt qualifié de risque. Mais seule la mort assure complètement et définitivement les risques, et la vie comporte toujours de l'aléatoire.

 

Vous prophétisez que l'interdit du tabac n'est pas la dernière des prohibitions. Lesquelles redoutez-vous en priorité ?

 

La suprématie d'une idéologie sanitaire complète, développée par des Ayatollahs de la santé déterminés à décréter les contours du bien sanitaire et à l'imposer par tous les moyens. Exemple : l'alcool. Boire est un risque. Il n'est pas illogique de penser qu'un jour sur une bouteille de Côte-Rotie sera collée une étiquette indiquant que « le vin tue » (on attribue je crois à l'alcool 45 000 décès par an en France) comme aujourd'hui « fumer tue ». Mais c'est la prohibition qui a enfanté Al Capone. L'extension du règne de la loi peut engendrer la délinquance. Le tabac représente certes un danger réel pour la santé et les campagnes invitant les gens à la vigilance sont légitimes et utiles. Mais laissons en dernière instance le choix aux gens. C'est la limite au-delà de laquelle criminaliser le fumeur, l'exhiber comme un malade et un asocial, sont une grave erreur inspirée par l'esprit de croisade.

 

Ce mouvement peut être rapporté à la dictature, grandissante, de la standardisation et de l'uniformisation qui affecte la société. Le fumeur devient un citoyen singulier, stigmatisé pour sa différence…

 

La vie sociale est éminemment complexe, car elle induit nombre de paradoxes. De nouvelles formes de contraintes surgissent. On exige en même temps de l'individu qu'il soit responsable, autonome, mais aussi complètement conforme. Or contraindre à être efficace, fonctionnel, au nom de l'efficience de l'organisation ou du système, ce n'est pas la liberté de l'individu que l'on proclame en même temps.

 

Le pire spectre auquel nous prépare la société est-il de décréter les « bonnes » et les « mauvaises » différences, selon des critères qui criminaliseront ceux qui feront les « mauvais » choix ?

 

La société a toujours fonctionné sur des logiques de segmentation. Une société, c'est du collectif, des valeurs partagées par tous, et en principe de la solidarité qui rendent ses membres interdépendants. Mais dans le même temps, cette interdépendance est menacée : chômage, précarisation… Une leçon de l'histoire, c'est qu'une société se défend en désignant des cibles. Exemple : dans la société préindustrielle, la rigidité et la corporisation de l'organisation du travail excluaient un grand nombre d'individus. A ces « vagabonds » fut réservé un traitement impitoyable : on fixa sur eux et selon des moyens d'extrême répression l'ensemble des peurs portées par la société. Certains furent même pendus ou confinés aux galères. Leur seul crime : ne pas trouver de travail dans une société incapable de leur en donner.

 

Cette logique d'éradication reste d'actualité. Aux vagabonds d'hier ont succédé de nouveaux exclus, et les laissés-pour-compte demeurent punis, même de manière plus douce. Avec pour moteur une même culpabilisation…Cette dynamique demeure effectivement prégnante. Parce que le sentiment d'insécurité se répand, que toutes sortes de craintes et d'incertitudes envahissent l'avenir, on se croit obligé de déclencher une forme de guerre. On désigne des porteurs de problèmes qui deviennent des représentants du mal…

 

Notre société n'est pas portée sur les méthodes les plus brutales d'éradication. En revanche, elle emploie celle, plus douce mais tout aussi efficace, de culpabilisation. Exemple ? Le Rmiste est sans travail ; il est « donc » responsable de sa situation, il est un parasite pour la société et « profite » de l'argent généré par ceux qui, eux, ont le courage de travailler. C'est au nom de cette répression morale que le Rmiste est acculé à travailler à n'importe quel prix, et notamment à accepter le RMA, qui va le rendre aussitôt plus présentable aux yeux de la société. De « mauvais bénéficiaire » du RMI, il devient un travailleur pauvre.

 

Peut-on penser que la forme la plus ultime de cette dérive cynique, est qu'un jour la société établira les manières moralement, éthiquement, économiquement acceptables de mourir ? Ainsi le fumeur terrassé par un cancer du poumon ou le conducteur trop pressé seront des morts moins bien considérés, y compris financièrement ?

 

Je crains que nous ayons commencé de franchir le stade de la simple menace. En Grande-Bretagne, des patients sont tenus pour responsables de leur maladie et n'ont pour cette raison pas accès à certaines prises en charge publiques. Ils n'ont pas d'autre choix que de recourir à des assurances privées. « Assurez-vous vous-mêmes ou crevez sans soins »…

 

Le tabagisme est au cœur de cette réflexion qui distingue les maladies que l'on « subit » de celles que l'on « cherche », avec en filigrane l'arbitrage des couvertures sociales et médicales selon une hiérarchisation « économiquement acceptable par la société », de ces maladies. Après tout, appartient-il à la collectivité d'assurer des comportements individuels à haut risque ? Peut-on situer la ligne qui délimite ce que la société doit prendre à sa charge de ce que l'individu, conscient des risques qu'il encourt, doit assurer seul au nom de sa responsabilité ?

 

Lorsqu'on est fumeur, on doit assumer le risque, mortel, que fait courir la consommation de tabac. Le problème est qu'il existe bien d'autres façons de mourir, et que ça pose d'énormes problèmes d'en stigmatiser l'une plus que les autres. Le droit à la santé est une grande conquête sociale qui conditionne l'accès à la citoyenneté. Remettre en question l'égalité de l'accès aux soins constituerait une grave régression de la société, laquelle n'est pas missionnée pour établir une espèce de « police personnelle »… De plus on voit bien qu'effectivement ce qui serait applicable au tabac aujourd'hui risquerait de le devenir pour bien d'autres sujets demain…

 

Cette quête d'une existence formatée et normée, c'est le symptôme d'une société qui a peur…

 

Oui, et c'est aussi des individus qui ont peur. Dans notre société moderne, les grands idéaux collectifs sont sinon morts, du moins très malades. Nous assistons au rabattement de l'idéal collectif sur l'individu. D'où l'extraordinaire majoration et même la sacralisation de la santé, de la longévité, de la beauté, du corps. Nous évoluons dans une espèce de temple sanctuarisé, auquel tout ce qui est susceptible de porter atteinte devient figure du mal. En filigrane apparaît le désir, ridicule et pathétique, d'éternité.

 

Médias, consumérisme… les causes sont pléthore. Mais la désertification spirituelle n'est pas étrangère à cette peur, à cette quête d'éternité, à ce culte de soi au nom desquels la société culpabilise ceux qui s'en abstraient…

 

Il est toujours aléatoire de chercher des responsables. Certes, les médias répercutent cette sorte d'idéologie dominante. Mais la principale cause me semble être le processus de décollectivisation auquel nous sommes confrontés depuis une trentaine d'années. Il signifie que les individus sont de plus en plus livrés à eux-mêmes. C'est particulièrement net dans le domaine du travail. A l'organisation collective du travail à laquelle correspondaient autrefois des protections collectives, se substitue une exhortation « décollectiviste » à agir seul, à se mobiliser seul, à prendre des initiatives, etc., c'est-à-dire à se conduire comme un individu. Or il n'y a aucune limite à ce mouvement d'atomisation. Au lieu de défendre des valeurs collectives, des principes de solidarité, on ne se préoccupe que du « culte de soi », qui donne aussi corps à la surdétermination de la santé. L'individu se retourne sur lui-même, développe le culte de lui-même, parce qu'il ne voit pas à quoi s'accrocher en dehors de lui.

 

Le phénomène de répression de la liberté individuelle de sortir des carcans imposés par la société, peut-il être corrélé à celui de judiciarisation de cette même société ?

 

Absolument. Nous assistons à la présence de plus en plus prégnante d'une référence au droit dans la vie personnelle. On peut établir un parallèle entre l'accroissement de la judiciarisation de la vie privée et l'affaiblissement de la juridiction des droits sociaux collectifs. On se focalise sur le périmètre de l'individu plutôt que de le considérer comme membre d'un collectif.

 

La France commence d'importer des Etats-Unis ces procès intentés aux manufacturiers de tabac par les fumeurs. Ce raisonnement est-il totalement ubuesque ?

 

Il n'y a pas que les fabricants de tabac à être les cibles de ces offensives procédurières. Prenons les médecins par exemple. Aux Etats-Unis d'abord mais pas seulement ils ont de plus en plus peur de soigner, c'est-à-dire d'exercer leur métier de médecin parce que l'on peut toujours les accuser de n'avoir pas été complètement efficaces. La peur du risque et de l'aléa aboutit à anéantir ce qui pourrait être le remède en exigeant de la médecine une perfection absolue et en la condamnant pour « non réussite » alors qu'elle produit chaque jour de nouveaux progrès…

 

Elle est victime du culte sociétal de « l'efficacité », de plus en plus dominateur…

 

Nous assistons à une généralisation de l'application des critères d'efficacité à tous les domaines. Ce glissement est pervers. Si l'on peut émettre des critères précis et rationnels d'efficacité dans le secteur industriel, par exemple la fabrication de voitures, il n'en est pas de même lorsqu'on aborde les domaines où la valeur humaine est prégnante. Or c'est justement le cas en médecine. Sauf à considérer que tout doit être guérissable, et que la médecine a pour vocation de rendre immortel…

 

Ce qui fut un fil conducteur des candidats à la Présidentielle, c'est leur propension à discourir sur le thème : « Je représente la société qui veut votre bien et qui agit pour votre bien ». Ce qui met en question la liberté individuelle. Quelle est la juste limite entre ce que la société a la légitimité de considérer de bien pour ses membres, et le respect de la liberté de chacun ?

 

Réponse délicate. Les politiques ont pour mission d'établir des compromis entre la sécurité et la maîtrise de risques de plus en plus envahissants. Or, la multiplicité de ces risques, qui vont de l'environnement à la gestion de la dépendance d'une population vieillissante, oblige les politiques à arbitrer les priorités en fonction des moyens dont ils disposent. C'est un métier difficile.

 

Vous avez écrit un livre sur la propriété, titré « Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi ». Dans quelle mesure le sentiment de possession est-il un frein à la liberté individuelle ?

 

Il existe plusieurs types de propriété. La propriété privée assure la protection des individus. Elle protège, puisque tout propriétaire est assuré contre les risques sociaux, la maladie, l'accident… Le revers de la médaille c'est que l'individu non propriétaire n'est pas protégé. La propriété privée cantonne l'exercice des droits et des protections à un nombre limité d'individus. Heureusement il s'est construit avec l'histoire un ensemble de protections et de droits sociaux pour les non propriétaires, dont le plus bel exemple est la retraite. La retraite protège le non propriétaire, même s'il ne peut plus travailler. Elle fait partie de la protection sociale qui est une forme de propriété sociale assurant contre les principaux risques sociaux en dehors de la propriété privée. Mais aujourd'hui on assiste au délitement des supports de cette protection sociale, le nombre d'individus fragilisés ou de travailleurs pauvres et plus largement de personnes ne pouvant plus assurer les conditions de base de leur indépendance économique et sociale, ne cesse de croître.

 

« Liberté individuelle », c'est aussi liberté d'entreprendre, liberté économique, et in fine libéralisme. N'est-il pas paradoxal tout à la fois de défendre le principe de liberté individuelle et d'être critique sur le fonctionnement du libéralisme ?

 

La traduction sociologique de la liberté, c'est d'avoir les conditions d'existence pour ne pas être dans la dépendance du besoin ou dans la dépendance d'autrui. Une personne qui a faim n'est pas libre. L'idéologie libérale est naïve. Elle prend pour postulat que tous les individus disposent des conditions de leur indépendance sociale, et c'est pour cette raison que le libéralisme exhorte à se « défoncer », à développer ses capacités d'entreprise, etc. Malheureusement, ce cadre est trop restrictif. Nombre d'individus ne possèdent pas cette faculté, et sont laissés sur le bord de la route par le libéralisme. En riposte à la « modernité libérale restreinte » décrite par Peter Wagner et qui, construite sous l'hégémonie du libéralisme, à partir de la fin du XVIIIème siècle, consistait à reconnaître la dignité des seuls individus propriétaires et à ostraciser une large frange du peuple - prolétaires, paysans pauvres - méprisée et exclue de la citoyenneté, le progrès de la modernité a permis de généraliser la possibilité d'être positivement un individu à travers sa participation à la propriété sociale. Et il faut ajouter que cette construction d'une protection sociale collective a été rendue possible grâce à l'intervention de l'Etat, de tous temps fustigé par le libéralisme. Le système de sécurité sociale s'est construit contre l'objection libérale du refus de l'Etat et l'exigence de sortir les protections du seul cénacle des catégories privilégiées, résulte de l'obligation de s'assurer, obligation garantie par l'Etat à laquelle les libéraux des XIXème et XXème siècles, s'opposèrent avec une grande violence.

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