Alain Etchegoyen : « Insistons sur le plaisir d’entreprendre »

Celui qui jusqu’à sa disparition en 2007 était chroniqueur à Acteurs de l’économie, porte sur la « famille » des entrepreneurs un regard dense, iconoclaste, réjouissant, innervé par sa conscience de philosophe mais aussi par ses expériences d’administrateur et de conseil conduites auprès de dirigeants et de créateurs d’entreprise. Son éclectisme professionnel - il fut également enseignant, écrivain, conseiller ministériel, commissaire au Plan - lui accorde d’être un observateur privilégié de l’entrepreneuriat. Et d’expertiser sans concession ni dogmatisme ses auteurs.

Vous avez enseigné la philosophie en lycée. Ce qui caractérise le monde de l'enseignement et l'Éducation nationale est-il bien de nature à favoriser d'une part l'esprit d'entreprendre des enseignants, d'autre part leur faculté à encourager l'esprit d'entreprendre chez leurs élèves ?

 

Les mots entreprise et entreprendre sont peu usités dans l'enseignement général. En philosophie, c'est une notion que j'aime développer puisque, après tout, Descartes définit ses Méditations Métaphysiques comme son entreprise, car il prend le risque de douter. Dans l'Éducation nationale se pose davantage la question des initiatives pédagogiques. Il vaut mieux éviter le lexique de l'entreprise quand il ne se justifie pas. De nombreux enseignants sont capables d'en prendre (voyages scolaires, visites, etc.) même s'ils en sont de plus en plus dissuadés par l'Institution, souvent paralysée par la présence croissante des problèmes de responsabilité. Pendant vingt ans, j'ai organisé des stages à la campagne de préparation aux oraux des concours : au fil des ans, les obstacles se sont accumulés. L'incendie, l'accident, les consommations illicites sont devenus obsessionnels. Surtout, les initiatives ne sont jamais valorisées ni intégrées dans l'évaluation d'un enseignant.

 

 

Faut-il encourager l'esprit d'entreprendre ?

 

L'enseignant doit ouvrir des horizons. L'essentiel, c'est de former des hommes et des femmes responsables : c'est possible. Trois méthodes peuvent être mises en œuvre qui sont indissociables : une part de didactique (développer le concept de responsabilité), une part de jeu métaphorique (les jésuites en ont inventé de remarquables) et une part d'exercice (il faut confier des responsabilités aux élèves car, in fine, la responsabilité ne s'apprend qu'en en faisant l'expérience). J'ai enseigné au Lycée Louis le Grand et en ZEP, tout en étant administrateur d'Usinor et de PME, je suis certain que l'enseignement de la responsabilité est transversal à ces diverses expériences. A Gennevilliers, en ZEP, j'ai été frappé par le retournement dont étaient capables des élèves très rétifs, dès lors qu'on leur témoignait de la confiance et qu'on leur confiait une responsabilité, fût-elle apparemment mineure.



Est-il facile d'entreprendre lorsqu'on opère dans un service de l'État ? Les particularismes culturels, managériaux, organisationnels de l'Etat-employeur dissuadent-ils l'esprit d'entreprendre, et notamment ce qui en constitue le fondement premier : l'acte de responsabilisation ?

 

Il ne faut pas faire jouer aux enseignants un rôle qui n'est pas le leur. Je n'aime pas entendre un proviseur se déclarer « patron de PME » ! D'une part, il dépense de l'argent qu'il ne gagne pas ; d'autre part, il n'a quasiment aucune prise sur les salariés de son établissement. Cependant, on peut être un responsable « responsable » sans être entrepreneur ! C'est plus difficile qu'ailleurs. Prendre des risques, conduire des initiatives, engager des innovations, tout ça n'est pas bien porté. Claude Allègre a essayé de revaloriser la fonction de chef d'établissement et il a eu raison.
Plus généralement, dans l'État, rien n'encourage cet esprit analogue à ce qu'est l'esprit d'entreprendre. Un bel exemple est donné dans la Lolf (Loi organique relative aux lois de finance) : voilà une excellente innovation budgétaire - unique en Europe - qui introduit la notion de responsable de programme budgétaire. Malheureusement, cette notion de responsabilité n'est pas explicitée et personne ne s'est aventuré à la développer ! On ne sait toujours pas devant qui le responsable est responsable, s'il s'agit d'une responsabilité juridique, si les sanctions seront positives ou négatives… Mais c'est un point commun avec l'entreprise : il existe souvent une sorte de paresse intellectuelle face au concept de responsabilité. Le mot est utilisé sans que son contenu soit développé. D'où des malentendus et des tensions multiples car les malentendus font qu'on ne s'entend pas.

 


Une étude que vous avez conduite auprès d'une cinquantaine d'entrepreneurs a établi un seul point commun entre eux : c'est « la haine des patrons » - ou plus exactement «d'un » patron - qui a motivé leur démarche entrepreneuriale. Peut-on espérer que cette nouvelle race d'entrepreneurs, dits de « frustration », déploiera de nouvelles formes d'entreprises ? Ou bien doit-on se résigner au fait que les « contraintes » seront toujours les plus fortes et obligeront ces dirigeants à reproduire ce qu'ils ont enduré ?

 

Ce n'est pas, selon moi, un esprit de frustration. C'est une recherche d'autonomie et de responsabilité. Beaucoup d'hommes et de femmes vivent très mal cette situation schizophrénique qui marque leur existence : en tant que parents - ou citoyens, ou élus, ou membres d'associations -, ils sont considérés comme entièrement responsables et, dans l'entreprise, on se soucie encore trop peu du management par la responsabilité. Ce n'est pas une frustration car l'exercice de la responsabilité, le métier d'entrepreneur sont à la fois difficiles et sources des plus grands plaisirs et satisfactions. On ne le dit pas assez : il existe un plaisir d'entreprendre. Qu'on cesse de présenter le métier d'entrepreneur comme ascèse, douleur et souffrance ! Celui qui se plaint sans cesse ne donne guère envie d'avoir envie ! Le plaisir est contagieux, mais la plainte l'est également ! Les entrepreneurs ne doivent pas avoir honte de leurs plaisirs !

 


Vous appelez à réhabiliter les vertus du risque. Pour quelles raisons l'enjeu est-il aussi essentiel, et le risque participe-t-il de manière aussi décisive à « construire » l'individu ?

 

Dans l'économie de marché, le risque est la justification du profit et ceci me semble une bonne chose. L'esprit d'entreprise est fait de risque et de responsabilité. Le profit sans la prise de risque indigne à juste titre l'opinion : c'est le cas pour certaines stock-options, des parachutes dorés, des dividendes perçus alors que l'entreprise fait des pertes, toutes choses fortement médiatisées aujourd'hui. Quand la CGPME parle de patronat réel, c'est bien ce qu'elle veut dire : c'est un patronat qui risque son argent, ses biens et son énergie. En philosophie, nous expliquons à nos étudiants cet énoncé du bac : le risque est l'épreuve même de la liberté. Comprenez le mot épreuve, dans ses deux dimensions : ce qu'on éprouve, c'est-à-dire l'expérience même et le critère ou le test même de sa propre liberté, qui enveloppe l'idée d'une difficulté (comme une épreuve de concours).

 


Au-delà de leurs discours qui scandent le contraire, les entreprises découragent leurs salariés de « risquer ». Elles façonnent des cohortes de collaborateurs qui refusent de se « mettre en risque ». Et elles développent toutes sortes de logiques déresponsabilisantes, uniformisantes, sclérosantes. Sont-elles la négation de l'esprit d'entreprendre ?

 

Il existe un grand écart entre le discours sur la responsabilité et la pratique de la responsabilité. Pour preuve, de très nombreuses entreprises mettent la responsabilité au sein de leurs principes ou valeurs affichés ; mais la responsabilité ne fait presque jamais partie des critères d'évaluation lors des entretiens annuels ! C'est d'abord le travail sur le concept qui fait défaut. On utilise le mot sans le penser, ni le développer. Or le mot responsabilité a deux dimensions : l'une, très négative, d'origine juridique ; l'autre, très positive, d'origine morale. Dans une délégation de responsabilité, l'ambiguïté demeure souvent : s'agit-il de se défausser sur quelqu'un d'autre en cas de pépin (1er sens, juridique), ou de responsabiliser effectivement l'autre (2ème sens, managérial ou moral). La réflexion collective sur le contenu du concept de responsabilité est un préliminaire indispensable. C'est un grand sujet. Il est complexe mais peut être développé très simplement.
La connexion du risque et de la responsabilité est primordiale dans l'acception positive de la responsabilité. Elle est intrinsèque mais aussi extrinsèque : donner une responsabilité à quelqu'un, quand on est son supérieur, c'est aussi une prise de risque, car la responsabilité ne s'apprend que dans les expériences de la responsabilité. Un exemple simple que connaissent tous ceux qui ont des enfants : il y a toujours un jour où, pour les faire grandir, nous les envoyons faire, pour la première fois, une course tous seuls ; nous leur prodiguons des recommandations, nous les suivons du regard par la fenêtre, nous sommes angoissés. Mais si nous ne prenons pas ce risque - qui consiste à leur faire prendre un risque nouveau -, ils ne grandiront jamais !

 


Peut-on considérer le culte du « Risque zéro » et le principe de précaution - et sa vulgarisation croissante dans la société, dans l'entreprise, et dans les « réflexes » humains - comme deux des principaux ennemis de la revalorisation du risque ?

 

Sans aucun doute. Nous évoluons dans une société du Tout sécuritaire. Nous confondons le risque (engagement subjectif) et le danger (menace objective). Nous mélangeons ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Cette confusion est grave, lourde de conséquences. Rousseau l'a très bien montré : à chaque fois que nous obtenons une sécurité, nous perdons un peu de liberté. Notre existence se passe en négociations successives sur cet échange : nous acceptons la ceinture de sécurité mais la sécurité ceinture. Et puis tout peut basculer quand nous cédons trop de liberté. Le mot sécurité a deux contraires très différents : l'insécurité dont personne ne veut, à juste titre, et le risque qu'il faut continuer à promouvoir.

 


L'image de l'entreprise est négative. Ces entrepreneurs ont-ils pour responsabilité de réconcilier l'opinion publique - et en premier lieu les salariés - avec l'entreprise en démontrant qu'il est possible d'entreprendre autrement ? Est-ce à eux de ressusciter cette fameuse « exemplarité » que les comportements des patrons de grandes entreprises hautement médiatisées défigurent?

 

Il est très dur, pour beaucoup de patrons, de subir les effets de quelques cas largement médiatisés. Mais ce sont ces cas qui, la plupart du temps, construisent ou détruisent l'image des entreprises, surtout pour ceux qui les connaissent mal. Quand des salariés vivent dans l'insécurité sociale, ils ne peuvent accepter l'idée que la sécurité sociale soit le propre de dirigeants trop protégés. Malheureusement, le corporatisme et les amitiés particulières empêchent souvent les organisations patronales de se prononcer nettement sur ces cas qui provoquent l'indignation : on en oublie donc qu'ils sont rares !



L'image de l'entrepreneur est ambivalente. Quelques « super stars », dont généralement les entreprises sont cotées, obstruent la « grande masse » des entrepreneurs. Quelle est la responsabilité des médias ? Et quels sont les dégâts d'une telle sublimation, notamment dans le fait que les salariés se sentent dépossédés d'une œuvre qu'ils jugent à juste titre collective ?

 

Il faut d'abord distinguer la presse nationale - qui est surtout une presse parisienne - et la presse quotidienne régionale. Cette dernière parle des entrepreneurs locaux et ne se contente pas des vedettes cotées ! Ce n'est pas tant un problème d'image que d'action. L'Etat a toujours eu tendance à investir dans ce qui est médiatisé : d'un côté la création d'entreprises - car les créations se comptabilisent annuellement et les résultats sont quantifiés -, de l'autre, les grands groupes. Le défi, pour l'Etat, dans les années à venir, c'est de permettre aux PME de croître, comme y réussissent les Allemands. Il faut, pour cela, des aides, plus fines, plus ciblées, plus adaptées à chaque cas de développement. Dans la plupart des PME, le problème central, c'est l'investissement dans la création d'une nouvelle fonction (marketing, RH, etc.). Mais l'Etat ne peut intervenir ni seul, ni de loin. Il lui faut donc concevoir des procédures communes avec les collectivités territoriales.



Ce qui doit distinguer l'entrepreneur du manager de grande entreprise, est-ce sa capacité de « donner envie d'avoir envie » comme l'écrivit votre ami Jean-Jacques Goldman pour Johnny Halliday ?

 

Non, car c'est l'essence même de tout management. C'est même souvent plus facile dans la petite entreprise car on y sait pour qui on travaille. La focalisation sur le chef est constitutive de l'identité au travail. Dans la grande entreprise, sauf quelques cas d'exception (Antoine Riboud chez BSN/Danone, ou Francis Mer chez Usinor), cette focalisation est bien moindre. Il faut trouver d'autres ressorts.

 


Vous appelez à ce « qu'en France les entrepreneurs soient compris ». A quel aggiornamento doivent-ils eux-mêmes se plier pour assumer leur propre part de responsabilité dans le désamour des Français pour l'entreprise ?

 

Pour être compris, il faut aussi comprendre les autres. Nous en avons un bel exemple avec l'Education nationale. Dès l'arrivée de la gauche, en 1981, ont été supprimés les stages des certifiés et agrégés en entreprise. La rancœur des profs venait du fait qu'il leur fallait « découvrir et connaître l'entreprise », mais que cette démarche n'était pas réversible. Sous le ministère de Claude Allègre, je me suis occupé avec Pierre Bellon de monter des journées Medef/Education nationale pendant lesquelles les chefs d'entreprise viennent dans les collèges ou lycées. Il faut éviter de penser que, dans notre société, seuls les entrepreneurs ont à être connus et à être compris.

 


La gauche se montre suffisamment récalcitrante à promouvoir la « valeur entrepreneuriale » pour que celle-ci apparaisse propriété de la droite. Cette appropriation est-elle fondée ?

 

Les thèmes se distribuent souvent dans le champ politique, à gauche ou à droite, pour des raisons historiques. Chaque camp a du mal à dépasser son histoire. La gauche a toujours connu des difficultés pour réintégrer dans son discours des sujets qui concernent pourtant tous les Français. C'est vrai de la sécurité ou de la famille : pourquoi la sécurité et la famille relèvent-elles d'un discours de droite alors même que chacun souhaite se promener en sécurité ou fonder une famille ? Il en est de même pour l'esprit d¹entreprendre. La gauche s'est construite dans une culture étatique et collectiviste : appropriation collective des moyens de production chez Marx, nationalisations dans le programme de 1981, électorat très implanté dans le milieu des fonctionnaires ou des services publics.
Marx définissait le capital comme du « travail mort ». L¹opposition du travail et du capital reste profondément ancrée.
Jaurès a sans doute été le seul penseur socialiste (cf. son ouvrage La misère du patronat) à avoir exprimé une véritable sensibilité proche de l'entreprise. La CGPME a même repris une de ses célèbres citations comme devise : « Dirige celui qui risque ce que les dirigés ne veulent pas risquer ».

 


Pourquoi la gauche est-elle à ce point perturbée par l'entrepreneuriat, alors qu'il épouse des principes fondateurs de sa conscience (épanouissement de l'individu, engagement, création d'emplois) ?

 

Il faut souvent distinguer le discours politique national et les actions territoriales. Dans les départements et les régions, les élus de gauche savent soutenir les entrepreneurs et même en faire l'éloge. Martine Aubry jouit par exemple d'une excellente réputation auprès de tous les entrepreneurs de la région lilloise. Mais la gauche a des difficultés pour intégrer l'entreprise dans son discours politique. Cette difficulté est historique, culturelle mais aussi tactique. Par exemple les Congrès du Parti Socialiste se gagnent souvent à gauche. Et ce n'est pas en évoquant l'entreprise ou en soutenant l'initiative entrepreneuriale qu'on se marque à gauche. Et la financiarisation de l'économie contemporaine n'a pas arrangé les choses.

 


Faut-il considérer la « valeur entrepreneuriale » comme une caractéristique « libérale » ?

 

Elle l'est de facto. Il existe d'ailleurs d'importantes inflexions du discours quand la gauche est au pouvoir. Dès le premier septennat de François Mitterrand, son premier Ministre, Pierre Mauroy a fait l'éloge des PME. Son successeur Laurent Fabius a pris des mesures en faveur de la création d¹entreprise et des dépôts de brevets. Mais dans l'opposition, le discours politique national de la gauche veut se marquer par différenciation. Il ne parvient pas à intégrer les notions de risque, d'esprit d¹entreprise, de création de richesses. Les entreprises ne devraient avoir pour seul but que de créer des emplois. D'ailleurs la gauche laisse le terrain libre sur les thèmes traditionnels de la droite que j¹évoquais auparavant. Tout au plus parvient-elle parfois à opposer les grands groupes aux PME, comme les gros aux petits, ou les multinationales aux entreprises franco-françaises. C'est une carence importante du discours économique de la gauche car il lui faut réinvestir toutes les thématiques qui concernent tous les citoyens.



La singularité de l'esprit d'entreprendre dans les coopératives ou dans le monde associatif est-elle de nature à réconcilier la gauche avec l'entrepreneuriat ?

 

La diversité du système productif (grandes entreprises cotées, entreprises patrimoniales, coopératives ou mutuelles) est un atout qu'il faut cultiver. Nous sommes davantage dans une économie de marché que dans une économie strictement capitaliste. Des coopératives ou mutuelles disposent d'atouts importants dans cette économie de marché notamment la fidélité des sociétaires, une vision du long terme¬ comme on le voit avec le commerce associé (Système U), la banque (Crédit agricole, Crédit Mutuel, Banques populaires), les assurances (Groupama, MAIF?) ou les coopératives agricoles. Le secteur de l'économie sociale est très important dans notre pays, mais il ne peut constituer l'unique contenu d'un discours politique.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.